Vers une éthique situationnelle de la Recherche

16/03/2025


Le réveil douloureux

Il semblerait que la récréation soit terminée. La cloche écologique et éthique sonne de plus en plus fort, nous plongeant, scientifiques, dans un abîme de perplexité, où nous nous sentons invité.e.s – avec plus ou moins d'urgence selon notre sensibilité – à nous interroger sur les impacts de nos domaines d'études, ceux de la Science en général, et sur le rôle que nous devons jouer dans la société. Cette cloche avait commencé à sonner depuis bien longtemps : moult penseurs, penseuses et scientifiques (Charbonnier, Weil, Ellul, Illich, Carson, Anders, etc.) avaient commencé à alerter depuis plus d'un siècle sur les ravages prévisibles de la Modernité avec son objectif de maîtrise absolue du vivant via ses immenses capacités techniques.

En premier lieu, nous nous remettons naturellement à reconsidérer l'impact matériel de nos pratiques de recherche : achats, voyages en avion, etc. Comment ainsi continuer à faire notre métier comme si de rien n'était alors qu'un consensus scientifique de consœurs et confrères montre l'implacable vérité : les activités humaines sont responsables du changement climatique, de la crise de la biodiversité, de l'appauvrissement des sols, etc. ? Alors on se modère, on cherche des compromis, des solutions collectives, pour être plus en phase avec certains enjeux de notre époque.

Plus important, nous nous rendons compte, paniquant pour certain.e.s, que, bien que membres d'une classe sociale privilégiée (pour les chercheuses et chercheurs installé.e.s/permanent.e.s en tout cas), nous sommes à la fois un rouage d'une immense machine économique, lancée à pleine vitesse, avec pour moteur le profit et l'accumulation, et qu'en plus les conséquences (les utilisations) de nos recherches sont imprévisibles et potentiellement catastrophiques pour le monde que nous habitons. Nous nous retrouvons à avoir été "ignorant.e.s, mais pas innocent.e.s" (Benasayag). En témoigne l'émergence de collectifs comme Faut-il continuer ?, le groupe Grothendieck, Pièces et Main d'Oeuvre, Scientifiques en Rébellion, ou bien, il y a 50 ans, Survivre et Vivre, créé par des mathématiciens français (dont Grothendieck) et québecois, pour n'en citer que quelques uns.


L'heure des choix ?

Il ne nous reste donc, j'ai l'impression, que trois choix principaux, avec toujours en tête que nous ne pouvons plus ignorer les situations dans lesquelles nous sommes engagé.e.s :

  • quitter notre emploi et bifurquer de la meilleure façon qu'il soit, afin d'être en totale adéquation avec nous-même, nos valeurs, nos aspirations, et éviter les passions tristes (frustration, etc.) ;

  • rester et ne rien changer, en prétextant que les autres font pire, qu'il faut bien développer la connaissance, que la société a besoin de scientifiques, que c'est aux individus de consommer raisonnablement, de faire des efforts, de bien voter, et que la Science, neutre, n'apporte qu'un champ des possibles qui pourrait être toujours moissonné pour le Bien ;

  • ou alors rester pour lutter et impulser un changement, de l'intérieur. Dans ce texte, comme dans les autres de ce blog, je m'intéresserai à ce dernier point, étant persuadé que l'on peut difficilement échapper aux situations que l'on habite.

Dans tous les cas, il faut commencer par se souvenir du fait que nous, chercheurs et chercheuses, comme tout le monde, aspirons à augmenter ce que Spinoza appelle notre "puissance d'agir" (sentiment d'exister, joie) en faisant de la Recherche, en étant intellectuellement curieuses et curieux, en travaillant sur des idées/concepts/phénomènes, en faisant des liens entre ces derniers, en créant du nouveau, etc. Fruits d'un parcours souvent brillant, bon.ne.s élèves qui ont du se conformer, avec plus ou moins de facilités, aux exigences d'un système capitaliste/libéral ultra-compétitif, individualiste et auto-reproductif, nous avons, si l'on peut dire, la Science dans le sang, avec plus ou moins de recul quant à ce que cela signifie. Nous sommes donc, comme chaque être vivant, surdéterminé.e.s, de véritables plis cousus dans la trame de nos situations, intériorités tissées par le monde extérieur (voir paragraphe suivant). Dites à une musicienne que les sons qui émanent de son instrument peuvent engendrer des maux irrémédiables, que son activité créatrice participe à un grand mouvement de destruction des personnes et des milieux naturels, et voyez si elle ne peut s'empêcher de jouer… A l'instar du scorpion incapable de ne pas piquer la grenouille qui l'aide à traverser la rivière, il existe des inclinations irrépressibles qui nous traversent, imperméables aux informations brutes et à toute prise de conscience.

Evidemment, comme le rappelle Flahault (par exemple dans Le Sentiment d'Exister), même si le désir de persister dans son être est par définition infini (Aristote le disait déjà) – et il suffit de passer un peu de temps avec des enfants pour en avoir une petite idée – le fait d'être ensemble, de nouer des relations, de faire société, est une condition nécessaire :

  • à l'émergence de la conscience de soi. Nous n'existons en effet que parce que les autres sont là, via nos relations et les diverses attentions conjointes (médiées par des biens, marchands ou non) qui, tout comme les animaux font littéralement le printemps, font de nous des humains.

  • à la construction de limites communes (donc choisies), ainsi que des principes ontologiques fondamentaux (comme par exemple la solidarité), impliquant normalement une nécessaire remise en question des pratiques, une construction de conflits bénéfiques et structurels, afin de conserver un monde commun viable dans lequel la vie peut s'épanouir. C'est ainsi que naissent les institutions et autres entités gestionnaires, normalement garantes de la protection de ce commun qui aura été créé.

Ainsi, le premier environnement dont il faut prendre soin, qu'il faut protéger, c'est bien le tissu relationnel dans lequel nous sommes toutes et tous plongé.e.s. Cela implique une immense responsabilité des scientifiques qui ont le pouvoir de changer la vie des autres humains grâce (ou à cause) de leurs découvertes. On ne peut échapper à l'éthique.

De plus, parce que nous avons été formés ainsi, à résoudre des problèmes à la chaîne, nous nous considérons souvent comme solutionnistes professionnel.le.s. Suivant cette "pensée de l'ingénieur" (Benasayag) propre à la Modernité, nous avons l'habitude de réfléchir, expérimenter, abstraire le réel (de abstrahere : tirer de) que nous rencontrons en chemin (modéliser, etc.). Nous le faisons bien évidemment à grand coups de réductionnisme, celui-ci étant inhérent à la méthode scientifique. Nous avons l'habitude de faire émerger ainsi des solutions, le plus souvent abstraites et théoriques, dites "universelles", vraies dans un maximum de situations en fonction du sujet d'étude. De par leurs natures, ces réponses ont malheureusement tendance (dans des mains non-neutres) à rendre équivalents les modèles et le réel (la carte et le territoire) ainsi apparemment dévoilé : le corps devient une machine, les comportements deviennent des statistiques, etc. Suivant ce principe simplificateur imbibé de réductionnisme cette fois-ci aveugle, comme quasiment rien ne peut résister à la Raison – toute puissante de part son extériorité aux choses et aux milieux (la fameuse séparation entre le corps et l'esprit) – et aux moyens techniques qu'elle a aidé à développer, que tout problème possède nécessairement une solution (plus elle est linéaire, mieux c'est !), il n'y a donc rien que la Science ne peut régler (réchauffement climatique, etc.), et sa puissance ne peut/doit surtout pas être remise en question.

Comme le dit Berlan dans Comment l'idée de neutralité scientifique nous aveugle, il nous faut donc passer de scientifiques prétendument neutres à (militant-)chercheurs lucides.


L'autonomie des sciences

Revenons donc à ce que nous, scientifiques, percevons/comprenons et qui semble nécessiter une remise en question profonde de nos activités. Le premier aspect qui peut sembler tout à fait aberrant pour l'individu de la Modernité qui se croit maître de ses choix et créateur-modeleur du monde, c'est l'autonomie des sciences. En effet, en se basant sur le modèle du Mamotreto de Benasayag dans La Singularité du Vivant, les sciences – à l'instar du langage ou de l'économie – peuvent être vue comme de véritables organismes appelés "mixtes", qui sont de véritables "combinatoires autonomes". Ceux-ci interagissent nécessairement avec le "champ biologique" (les corps, le vivant sans la culture pour simplifier) de diverses manières. Par exemple, le vivant répond/réagit à des pratiques culturelles (des possibles théoriques sont parfois rejetés par l'expérience réelle et tangible), ou bien, plus important encore, les cerveaux des humains sont en quelque sorte "capturés" par ces mixtes afin qu'ils se développent. Il n'y a évidemment pas de volonté (au sens où on l'entend habituellement) des sciences de se développer par elles-mêmes, mais, vues comme des organismes, elles développent un certain type d'autonomie, aidées par les vivants de manière diverses, un peu comme cette pensée qui finalement "se donne à penser" (Nietzsche) aux humains et que l'exemple suivant devrait illustrer assez clairement je l'espère.

J'ai récemment vécu une mésaventure qui met en lumière cette autonomie et dont beaucoup de scientifiques ont d'ailleurs déjà fait l'expérience. Finissant de rédiger un article avec un collaborateur, j'ai eu envie de partager ces modestes résultats avec une autre co-autrice. Celle-ci, répondant à mon message, me confia qu'elle était justement en train de travailler sur la même chose à 1000 km de là. Tout cela alors que nous n'avions jamais mentionné ensemble l'article (ancien de surcroît !) sur lequel s'appuyait ces nouvelles découvertes, qui, de manière générale ne semblait d'ailleurs pas être connu par la communauté scientifique à laquelle nous appartenons tous les deux. Etrange sensation que d'imaginer les idées traverser les êtres et les lieux et capturer des corps, en des endroits différents, afin d'émerger sous une nouvelle forme. De plus, la question que nous étudions chacun de notre côté n'était en aucun cas lié à une quelconque actualité brûlante (simplement à une conjoncture), ni à des problèmes inhérents aux lieux où nous vivions. En effet, de part son autonomie, la Science se met à répondre à ses propres questions (chaque résultat crée ses nouveaux problèmes), de là son côté structurellement combinatoire et autoréférentiel.

Si l'on voit les sciences comme proliférant à travers la culture humaine, transformant au passage des parties du champ biologique, c'est-à-dire comme de véritables organismes invasifs qui souhaitent "persister dans leur être" (Spinoza), il n'en demeure pas moins que les sociétés humaines peuvent plus ou moins aisément encourager/maintenir ou freiner leur développement, à l'instar d'un jardinier soucieux de faire évoluer un petit bout de terre sous le signe de la diversité. En particulier, dans une société marchande comme la nôtre, les financements et les parcours de formation, par exemple, peuvent jouer dans une certaine mesure ce rôle de régulation. Les appareils de gestions au pouvoir, en tant qu'elles sont des dimensions de cette situation, ont la possibilité d'orienter les recherches vers tel ou tel sujet en fonction souvent de considérations générales plutôt utilitaristes, et sans aucune neutralité. De plus, comme on l'a dit précédemment, c'est le propre de toute activité humaine de devoir prendre la question de l'éthique au sérieux, pour éviter de laisser proliférer des pratiques/connaissances potentiellement nuisibles ou imposant une certaine idée nauséabonde de rapport au monde propre à détruire les liens qui nous unissent.


Aliénation de la force de travail

Rappelons que dans notre société, la force de travail des chercheuses et chercheurs, comme celle des ouvriers sur une chaîne de montage (Gramsci appelait les scientifiques les "travailleurs de la culture"), est capturée par la logique interne du processus scientifique, et donc par son aspect capitaliste, comme Carnino en montre les aspects historiques dans L'invention de la Science, ou bien les éléments liant Science et patriarcat mis à jour par Merchant dans La Mort de la Nature. Nous avons beau nous émerveiller dans nos laboratoires, manipuler concrètement ou abstraitement des objets d'études, plus ou moins "innocemment", avec pour seule motivation celle de faire le Bien, il ne faut pas oublier le fondement de la Science en tant que manière d'habiter "Le" monde (unique et unidimensionnel), de manière hégémonique, liée au mercantilisme et à l'extractivisme. Les pratiques et les manières de voir le monde indissociables de cette Science,  sont nées en occident (un monde extérieur aux sujets et donc appropriable et manipulable, rendant équivalent universel et rationnel), en partie dans une logique de "contrôle" des peuples. Il était alors question d'expliquer aux gens que le développement de la Science, et donc de l'Industrie, permettrait d'obtenir un avenir radieux. Cette Science est ainsi devenue coloniale et invasive quand elle commença à prétendre créer une dimension supérieure aux autres, indiscutable, quasiment religieuse, indiquant la seule vérité possible, écrasant les autres connaissances – grâce à l'étiquette "ceci est scientifique" – et les preuves si efficaces de sa puissance. Quand on sait ce que le principe de domination fait aux vivants et aux lieux qu'ils habitent, on comprend aisément que les scientifiques, même si leur façon d'habiter le monde est de toute façon (historiquement) basée sur ce principe même, peuvent être (probablement un peu naïvement) paniqué.e.s à l'idée que leurs activités ne tendent pas vers le Bien.


Retour de la complexité et nature du travail de Recherche

Ce que nous percevons donc, chercheurs et chercheuses, c'est l'inaltérable complexité du réel. Ce sont les boucles de rétroactions qui s'activent tous azimuts, c'est l'impossibilité de prédire les conséquences de nos actes – le rationnel n'étant finalement pas déterministe – alors que le mythe du progrès nous avait promis le contraire (nous allions alors vers la libération totale de tous les maux grâce à la Raison et la Technique). Il aura malheureusement fallu un siècle, entre la crise des fondements du tournant du XXe siècle et l'accentuation actuelle de la crise écologique pour que cette idée cristallise dans nos esprits.

Par contre, ce qui n'est, d'après moi (et j'espère me tromper !), pas toujours bien compris (sans avoir ici la prétention de tout comprendre, bien évidemment !), c'est la nature de l'activité scientifique et de sa place dans le monde. En effet, comme le rappelle Benasayag et Cany dans Contre-Offensive, ce n'est pas le rôle de la Recherche de dévoiler le réel qui est lui-même perçu, interprété, dans chaque situation, et qui d'ailleurs résistera toujours à une modélisation totale, à la quantification absolue chère à la logique utilitariste capitaliste – bien que l'imaginaire technicien essaye de nous faire croire le contraire. Le rôle de l'activité scientifique est donc simple à énoncer : créer de nouveaux rapports entre les humains et les objets étudiés tout en critiquant et en consolidant les rapports démontrés dans le passé. En cela, les sciences, en capturant comme on l'a dit les cerveaux des scientifiques, crée de nouvelles dimension de l'être, de nouveaux vecteurs dans chaque situation vécue par les humains, comme des organismes entrant en composition avec d'autres.

Le problème, comme rappelé plus haut, réside dans le fait d'énoncer que ces nouveaux vecteurs issus des découvertes scientifiques sont les plus importants dans les situations vécues, ceux qui ordonnent le réel pour les habitants de celles-ci, ceux qu'il faut considérer avant tout – sorte de référentiels abstraits, des "universels abstraits" (Benasayag) dominants. C'est le chemin qu'ont pris les modernes en suivant Descartes, puis Galilée, avec la Mathesis Universalisqui fut le grand processus de mathématisation du réel (voir par exemple Penser la liberté, le hasard, la situation de Benasayag). Comme l'explique Benasayag, ceci est assez paradoxal puisque Galilée avait lui-même montré qu'il n'existait pas de référentiel unique/universel à toutes les situations (le mouvement de l'objet qui tombe du mat d'un navire dépend du référentiel de l'observateur, le navire lui-même ou la rive du fleuve). Ainsi, il était pourtant originellement admis que les universels abstraits découlant des invariants découverts par les scientifiques n'avaient de sens que dans chaque situation, et qu'ils étaient donc de véritables universels concrets, de simples dimensions supplémentaires des paysages considérés, des vecteurs particuliers qui participent comme les autres à l'orientation globale de chaque situation.

Suivant ce rationalisme aveugle de domination scientifique et son compagnon le fonctionnalisme (comme le dit Berlan, avec Galilée, on passe des sciences "contemplative" aux sciences "opérationnelles"), la complexification des artefacts et institutions humaines, couplée à la complexité général du monde vivant, a fait naître dans l'esprit de certains scientifiques et intellectuels, comme le fameux Groupe des Dix (voir La Tyrannie des Algorithmes de Benasayag), que l'unique solution pour prendre des décisions étaient de laisser les scientifiques mener la danse, voire de déléguer à la machine (l'IA qui sait tout, par exemple). Le soucis majeur de cette idée qui pourrait sembler raisonnable si on ne parlait que d'efficacité, d'utilitarisme, de profit ou de règne de la Technique (voir par exemple L'Ordre du Technique de Blay), c'est qu'aujourd'hui, aucun.e scientifique/technicien.ne n'est à même de comprendre et maîtriser l'intégralité des processus à l'oeuvre dans nos sociétés, aussi pointu.e soit-il/elle. Cette ignorance généralisée, propre à nos sociétés du confort et de l'immédiateté qui ont laissé les experts opérer en se vautrant dans la facilité, pose d'ailleurs un réel problème quant à l'émancipation et la liberté. De plus, quelle place pourraient avoir les autres savoirs populaires moins "nobles" car non-estampillés "scientifiques", dans une société gouvernée par la seule Science ?

Enfin, à propos de la mathématisation du réel, il faut bien comprendre qu'établir un résultat mathématique, c'est à la fois anticiper l'avenir ("si les hypothèses sont vérifiées, alors on aura telle conclusion") et définir un nouvel universel abstrait, certes très pratique/beau/utile dans le monde formel des mathématiques, mais qui ne dit presque rien sur le réel. De plus, on sait depuis Gödel que les mathématiques ont leur part de non-démontrable, c'est-à-dire qu'il existe "des non-savoirs qui ne sont pas de l'ignorance" (Benasayag) et avec lesquels il faut bien vivre (si de tels non-savoirs existent dans cet univers formel, bien d'autres existent d'ailleurs dans le monde réel). C'est une partie de la complexité avec laquelle il faut vivre, tout en évitant de confondre la carte mathématique et le territoire concret.


Pour une éthique scientifique situationnelle

Face au "retour" de la complexité – qui n'avait, on l'a compris, jamais disparue, mais que nos sociétés occidentales s'acharnaient à nier – il semble donc nécessaire d'abandonner l'idée qu'un problème se réduise toujours à la recherche d'une solution générale abstraite née du réductionnisme scientifique et dont l'application linéaire prétend finalement annihiler tout autre savoir ou forme de puissance d'agir, humaine ou non-humaine, à l'intérieur des situations. C'est effectivement cette idéologie scientiste dominante, couplée à son moteur économique et son bras armé techniquement, qui mène le monde à la catastrophe. Cela nous invite donc à repenser le rôle des humains au sein des situations qu'ils habitent, y compris la nôtre, scientifiques, qui avons un double rôle à jouer ici.

On pourrait en effet se consoler, se dédouaner, en clamant que les scientifiques font uniquement leur travail : cherchent, publient, font la promotion de leurs résultats – bref, font tourner la roue du crédit scientifique, où crédits financiers et crédibilité s'auto-alimentent –, et que cela s'arrête là. Mais ce serait oublié, outre la participations des chercheurs et chercheuses au système en place, la fascination des Sciences et Techniques sur le grand public, la manière dont les arguments scientifiques peuvent clore les débats, la puissances déraisonnable de l'Economie sur les sociétés et sur le vivant ou bien la façon dont les automates numériques (pour utiliser un terme plus raisonnable que l'IA) construisent un monde hyper-individualiste, dématérialisé, virtualisé comme le capitalisme sait le faire, où les données sont reines.

Il nous faut donc à mon avis développer une véritable éthique tournée vers la vie, vers la multiplicité, et pas seulement une petite éthique étriquée qui ne fait que valider des systèmes en les blanchissant (lire à ce sujet La tyrannie des modes de vie de Hunyadi). Pensons plutôt à une éthique joyeuse et foisonnante, assez générale pour permettre des compositions avec d'autres luttes, mais assez locale pour ne pas perdre de vue l'essentiel, générer de l'impuissance et de la tristesse. Une éthique pour agir, c'est-à-dire prendre le pari de générer de nouvelles chaînes causales ("construire de l'homogène à partir de l'hétérogène du monde", Benasayag-Cany), malgré nos surdéterminations, et en situation(s).


Les situations et leurs propriétés

Mais revenons rapidement sur le concept de "situation" cher à Benasayag, que j'ai cité plusieurs fois dans ce texte dans des contextes qui, je l'espère, ne prêtaient pas à confusion. Pour l'illustrer, partons d'un exemple très simple : une conversation entre plusieurs personnes (dans le monde réel, surtout pas dans le "nulle part" numérique). Chacune d'entre elle habite une multitude d'autres situations (famille, loisirs, travail, habitat) constituées de lieux, de vivants humains ou non-humains, de liens, de problématiques et d'exigences. Dans la situation nommée "conversation", de nouveaux liens sont créés, un lieu est partagé, et chacun apporte, de part ce qu'il dit ou ce qu'il fait, une dimension supplémentaire à cette situation (un vecteur particulier). On peut aussi considérer par exemple que le lieu (café, parc, etc.) apporte d'autres dimensions, de même que tout ce qui interagit avec les protagonistes (ici où ailleurs) et donc avec la conversation elle-même. La conversation, son caractère animé, son contenu, diffère en fonction de tous ces éléments (qui ont tous une certaine intensité), et la résultante (la somme de ces éléments-vecteurs) est ce que les personnes discutant ensemble vivent, expérimentent par leurs corps. Il est aussi évident qu'une telle situation n'admet a priori aucun élément unique et central qui dirige l'ensemble, sans lequel la conversation n'existerait pas.

Notons qu'il est à peu près clair que connaître la résultante (ce qui va être dit, la conclusion de la conversation, etc.) à l'avance est impossible (ou alors juste statistiquement sur certains aspects), ce qui devrait paraître à chacun d'entre nous une très bonne chose (sinon, à quoi bon vivre cette conversation ?), surtout à l'heure où les algorithmes chercher à nous coincer dans des bulles d'intérêts. Il est aussi clair que chacun des protagonistes peut influer sur la conversation via son propre petit vecteur, en faisant des choix lorsqu'il ou elle rencontre des asymétries (fondatrices) en cours de route (étant d'accord avec ceci, inspiré.e par cela...), permettant ainsi, en participant à la résultante, la formation de ce que Benasayag et ses collaborateurs et collaboratrices appellent un "agir situationnel" : ce n'est pas le tout puissant individu qui contrôle, impose, décide, mais la situation elle-même qui agit. La conversation est un pur "devenir", immuablement dynamique, lié à une infinité non-dénombrable d'autres situations.

De même, lors d'une conversation, on peut considérer qu'une "pensée", dans le sens de "tendance", est co-construite par les protagonistes, qu'elle soit symbolique (comme une sorte de pensée commune qui émerge des propos échangés), ou bien simplement comme une succession de processus de type problèmes/solutions non-symboliques (à l'instar de processus biologiques à l'oeuvre pendant la discussion, ou de simple fonctionnement des corps). Au passage, (re)lisons Comment pensent les forêts de Kohn et voyons-y ce foisonnement de signes (non-symboliques !) émis et interprétés par les êtres de la forêts (végétaux, animaux humains et non-humains), vue comme une véritable manière de penser.

De plus, comme dans un organisme, le principe de la situation (le "tout") est inclus dans chaque partie : chaque phrase de la conversation a un sens en tant que partie de cet échange. On ne peut pas dire que ce tout est la somme de ces parties, ou alors on se laisserait imaginer qu'une conversation est simplement la somme des mots prononcés ou des arguments : il n'y a pas, comme dans la machine, une pure agrégation d'éléments extensifs. Chaque élément de la situation est, devient, pour et par les autres éléments. La rencontre des personnes présentes crée bien plus que la somme de ce qu'ils ou elles peuvent apporter.

Ainsi, pour résumer rapidement : toute situation est constituée d'un principe (qui définit celle-ci), d'un devenir (mu par les processus qui l'anime) et d'une praxis (les corps en mouvement habitant la situation). Elle contient dès lors de multiples exigences/responsabilités, véritables "appels" qui parlent à notre essence, qu'il faut affronter comme manifestation de notre liberté. Pour plus de détails, on pourra par exemple se référer au livre Le Mythe de l'Individu de Benasayag.

Maintenant que cette notion est sûrement un peu plus clair (je l'espère !), revenons à ce que l'on pourrait appeler une "éthique situationnelle de la Recherche", ou en tout cas un très modeste début d'esquisse de celle-ci, basée sur chaque situation et ses universels concrets.


1. Remplacer le Bien par le Meilleur

Puisque nos actions, nos recherches, ont des conséquences non-anticipables, on peut parier, comme Spinoza, sur l'intention. Mais pour cela, il est illusoire de dire que l'on souhaite faire le Bien, puisque ce concept abstrait ne semble donc plus approprié à l'époque – ne l'ayant été qu'au moment où le Mythe du Progrès promettait à l'humanité des lendemains sans souffrance. Remplaçons donc le Bien par le Meilleur, et gardons toujours en tête d'essayer de faire le meilleur dans les situations que nous habitons. On pourra ainsi faire glisser l'Excellence tant prisée par les institutions académiques par une excellence vue comme "faire le meilleur à partir de nos situations", qui semble tout de même plus raisonnable, moins anxiogène, moins élitiste, plus humain et générateur de potentialités joyeuses (voir par exemple la Charte de Desexcellence rédigée par l'Atelier des Chercheur.e.s pour une désexcellence des universités).

En particulier, glisser du Bien au Meilleur permet de passer de la Morale à l'Ethique, et de se concentrer sur ce que nous (nos corps) pouvons faire dans les situations que nous habitons, pour cultiver les passions joyeuses. C'est exactement ce que propose Spinoza en remplaçant "Bien/Mal" par "bon/mauvais", en se concentrant sur les compositions entre les êtres qui peuvent être bonnes ou mauvaises, augmenter ou diminuer leur puissance d'agir. Le projet de l'éthique, c'est à la fois tendre à "faire le meilleur", mais aussi "être bien". Celle-ci n'est donc pas basée sur des principes moraux (ou des valeurs) prétendument universels, mais sur des principes locaux, concrets, en fonction des situations et des êtres qui les habitent et qui se composent pour les créer. La lecture du court texte De l'intérêt du discours éthique de Félix Michaux rend, à mon avis, lumineuse cette distinction entre Ethique et Morale.

On pourra aussi, et cela n'a rien d'incompatible, aller plus loin en appliquant Le Principe Responsabilité de Hans Jonas : faire absolument tout ce qui est possible pour anticiper, prévoir, les effets des recherches scientifiques avant qu'il ne soit trop tard, en pariant sur le plus improbable en terme de destruction (Jonas allait vraisemblablement trop loin en pensant que l'homme pouvait détruire entièrement la nature dans son "heuristique de la peur", basée sur la peur POUR la nature, mais ses idées décrivent une dimension supplémentaire dans l'agir situationnel dont il est question ici). Les chercheuses et chercheurs ayant un immense pouvoir entre leurs mains ont donc une responsabilité proportionnelle à ce pouvoir qui doit les pousser à cette anticipation, pour agir. Evidemment, anticiper précisément les conséquences de la Technique peut sembler être un problème insoluble, mais il y a certaines évidences situationnelles qui font clairement apparaître les décisions à prendre qui sont, sans aucun doute, les meilleures. On pourra garder ici de Jonas cette idée de démystification nécessaire des résultats scientifiques, des techniques, et de l'effort (intellectuel) que cela demande.


2. Définir des biens communs à protéger et enrichir

On peut maintenant se demander ce que signifie "le Meilleur" ? C'est ce qui permet l'augmentation de la puissance d'agir, vue comme celle des entités et des situations à persister dans leur être, dans leur existence. Ainsi, cela passe par les relations aux autres (relation qui de toute façon existent déjà) : la solidarité, la défense de la justice et du déploiement de la vie, tout simplement.

Suivant encore une fois les idées de Flahault (lire par exemple Pourquoi doit-on limiter l'expansion du capitalisme ?), il est plus que temps de mettre un terme au mythe du Contrat Social, qui nous dit que des humains, séparés, maître de leurs "soi", ayant naturellement/originellement conscience d'eux-mêmes et du monde qui les entoure, décident de s'associer économiquement pour prospérer, créant ainsi une société économique et utilitariste. Cette antériorité de l'économique sur le commun, comme le rappelle Flahault, est clairement démentie par divers travaux scientifiques (psychologie, paléo-anthropologie, neurobiologie, etc.) montrant, insistons encore une fois, que les humains développent une conscience (donc une existence) parce qu'ils sont en société, parce qu'ils développent des relations entre eux. Cette conscience mène par malheur à une illusion de séparation entre le corps et l'esprit (on se voit faire des choses, on est conscient que l'on est conscient de penser...). Puis vient a posteriori l'aspect économique, la recherche de l'accumulation et du profit, qui n'est d'ailleurs qu'une façon particulière d'être au monde où l'utilitarisme règne en maître, où nous sommes pressés de persévérer dans notre "avoir", et non notre "être". Ainsi, le socle, c'est la Société, et l'Economie repose nécessairement dessus. Il nous faut donc prendre collectivement soin de ce commun qui nous façonne et nous est vital, en cherchant à définir des biens communs (ambiance dans un laboratoire, relations diverses, biens matériels partagés, évènements, etc.), véritables situations à protéger, qui nous permettrait de commencer à tourner le dos à l'individualisme stérile et virtualisant qui sérialise, isole et vide les personnes.

La détermination de ces biens communs permettra la reconnaissance collective de principes ontologiques fondamentaux et l'évidence des asymétries dans les situations partagées (voir point 4.), ainsi que les exigences (ces fameux "appels") à assumer collectivement.

Ainsi, le Meilleur, dans chaque situation, c'est tout simplement ce qui permet le déploiement de la vie, de l'existence, dans toute sa multiplicité, et c'est cela qu'il est question de défendre à tous les niveaux, dans la Recherche ou ailleurs. N'oublions pas que nous sommes tous liés, que nous existons car les autres existent, et que de ces liens, qu'ils soient situationnels ou transsituationnels (de proche en proche, de situation en situation, dans le temps ou dans l'espace, il devient clair que des invariants ontologiques, comme la solidarité, émergent), naissent une responsabilité profonde dont on ne peut pas s'échapper.


3. Rechercher les situations que l'on peut aider à agir

Il faut donc ensuite déterminer des situations que nous habitons, celles-là même dans lesquelles nous sommes déjà engagé.e.s. L'idée n'est absolument pas de considérer l'ensemble des situations comme dans un "supermarché de l'engagement" (Benasayag et Del Rey, De l'engagement dans une époque obscure) où il nous suffirait de piocher, ni même d'effectuer un inventaire exhaustif de l'ensemble de celles-ci (non-dénombrables de toute façon). Nous faisons toutes et tous déjà partie de situations au sein desquelles nous pouvons participer activement avec une intensité variable (et dans lesquelles nous jouons déjà un rôle, pour le meilleur ou pour le pire!). Le problème majeur est de déterminer la bonne échelle ("la bonne focale", Benasayag et Del Rey) dans les situations vécues adéquates et orienter notre vecteur vers ce qui pourrait enrichir les biens communs associées à celles-ci, tout en ayant localisé leurs exigences intrinsèques (pour nous et pour les autres). Listons ici des types de situations que nous rencontrons toutes et tous :

• situations de recherches (ou d'enseignement) concrètes, au quotidien ;

• situations propres à notre laboratoire, à nos départements/facultés ;

• situations propres à l'Université en général ;

• situations propres au territoire physique, où l'on joue un rôle en tant qu'acteur scientifique ;

• situations propres aux communautés scientifiques dont on fait partie (qui se rencontre, etc.) ;

• situations personnelles (corps, lieux, famille, amis, voisinage, etc.).

Celles-ci sont nécessairement toutes intriquées, puisque nous pouvons toutes et tous nous considérés comme des nœuds de liens dynamiques trans-situationnels. Faire l'inventaire de nos liens, comme le préconisait par exemple Bruno Latour (il parlait de "dépendances"), nous permet de nous situer avec plus ou moins de précision dans les devenirs locaux et globaux des paysages que nous habitons. Il s'agit d'un véritable travail de recherche, d'une analyse fine de nos dépendances, et nos qualités de chercheuses et chercheurs peuvent justement être à même d'en faire émerger des résultats probablement pertinents.

Un exemple d'une telle analyse peut être trouvé dans la Fresque de la Recherche Opérationnelle créée par Cambazard, Marin et Phouratsamay où les mécanismes sociétaux de la pensée industrielle y sont critiqués et synthétisés. Il me semble que nous, chercheuses et chercheurs, devrions comprendre aussi précisément que possible la place qu'occupe nos sujets d'études, nos découvertes, nos cours, au sein de la complexité et du système néolibéral, afin de favoriser la création de savoirs émancipateurs et libertaires.


4. Rechercher les asymétries

Pour agir, ou plutôt pour faire agir ces situations, une première idée revient à mener des expériences de sobriété, afin de faire émerger des alternatives dans le monde de la Recherche. C'est ce que j'ai essayé de décrire dans des articles précédents en prônant la Décroissance académique : un enrichissement des pratiques, des façons de lutter contre le système dont on fait de toute façon partie, etc. Mais ces idées, très loin de se penser comme suffisantes ou capables de changer le monde par elles-mêmes, avaient pour but, non pas de développer une approche purement individualiste, mais de pousser les chercheuses et chercheurs à détecter, dans leur quotidien de scientifiques (et personnel !), les asymétries, c'est-à-dire des rapports de composition pouvant mener les étants vers le pire, propres aux situations qu'ils et elles partagent. Le présent article a donc pour but d'aller plus loin, et de proposer une réponse collective, multiple, à nos interrogations de scientifiques. Notons que les situations, à l'instar des cristaux dont les propriétés découlent des défauts dans leurs structures, reposent sur ces asymétries, rendant ces "zones de conflits" nécessaires.

Il est en effet évident que tout ne se vaut pas, et que chacun peut orienter, au sein de des situations qu'il ou elle habite, son propre vecteur dans la direction qui privilégie la vie et/ou tout autre principe ontologique visant à préserver notre monde commun (solidarité, partage), ainsi qu'augmenter l'intensité de ce vecteur à l'aide de sa puissance d'agir. Par exemple : doit-on laisser coloniser nos pratiques par les algorithmes ? notre université peut-elle être financée par les énergies fossiles ? peut-on vraiment continuer à travailler dans un domaine qui participe au contrôle des populations ou à l'effort militaire, susceptible de détruire la vie de milliers de personnes ? souhaite-t-on une université où les étudiant.e.s sont considérés comme des consommateurs/consommatrices, et où leurs enseignements sont orientés sur les "compétences" chères au monde du management et des entreprises, en faisant de véritables ressources humaines ? A chaque fois, il ne me semble pas que la question fasse débat si l'on choisit la liberté (au sens où on l'entendra plus loin dans ce texte), l'humain, le sensible, la critique des savoirs, la solidarité, etc., bref, si l'on se base sur les biens communs à protéger et sur les rapports de compositions destructeurs.

Encore une fois, ce qui n'est absolument pas anticipable, dans bien des cas, ce sont les conséquences à long terme des recherches, les bifurcations non-déterministes de leurs utilisations. C'est la complexité elle-même qui se manifeste ici. Il est évident que résoudre une simple équation aujourd'hui pourra peut-être permettre demain la construction de la pire des armes, tout comme aider une personne à se sortir d'une situation difficile pourrait malheureusement mener plus tard à son suicide par une succession d'évènements imprévisibles. D'où l'intention du Meilleur décrite précédemment !

Voir les situations de façon dynamiques, parier ainsi sur leurs devenirs (puisque de toute façon nous n'avons pas le choix), semble être ce qui permet d'éviter une certaine paralysie. Il va évidemment de soi que de savoir que nos résultats de recherche (en devenir encore une fois !) sont systématiquement appliquées à des processus qui détruisent le vivant doit nous pousser à orienter notre puissance dans la direction opposée. D'où la nécessité absolue de connaître les situations d'application de nos recherches, dans lesquelles nous sommes nécessairement engagés en tant que participant.e.s actives ou actifs.

Soyons aussi confiant.e.s dans nos capacités d'analyser précisément nos situations afin de voir où se logent leurs asymétries. Après tout, encore une fois, l'acuité que nous avons développée dans nos activités de recherche peut être un des ingrédients qui facilite cette analyse. Gare toutefois à absolument tout sur-intellectualiser : bien des asymétries apparaissent clairement par le biais de la simple perception et du sens commun… !


5. Remettre les sciences à leur place

Dans cette logique de remise en situation, il est donc nécessaire de replacer les connaissances scientifiques là où elles doivent être : dans la multidimensionnalité des situations, vecteurs parmi d'autres qui participent à la résultante, informant de certains rapports qu'ont les vivants entre eux ou avec leur environnement, sans avoir une position hégémonique. Eviter de rendre dominateur/aliénant le "point de vue de nulle part" (Benasayag), propre à l'universel abstrait, permet le développement d'une vie en commun basée sur des conflits sains car portant sur des universels concrets, et favoriser les hybridations de toutes sortes.

Les sciences, en tant que bâtisseuses de rapports entre le vivant et les objets de connaissances, doivent bien entendu garder leurs qualités d'outils critiques propres à la méthode scientifique (démonstrations, ,critiques, réfutations, etc.), mais ne doivent pas imposer autoritairement leurs vérités, puisque toujours partielles et relatives, aux habitants des situations concernées. Pensons en tout premier lieu à la science économique qui impose aisément ses conclusions au commun des mortels, comme s'il n'y avait aucune alternative (le fameux "There Is No Alternative (TINA)" de Thatcher), alors que ses fondements sont en grande partie artificiels et révisables.

Ainsi, pour insister de nouveau sur ce point et prendre un autre exemple simple qui parle à ma sensibilité scientifique, dire que "le monde est écrit en langage mathématique" (Galilée) n'aide absolument pas à construire des situations sans aliénation ! Non seulement, comme on l'a déjà dit, l'idée sous-jacente d'un monde entièrement modélisable par la pensée symbolique est erronée, mais en plus elle insiste sur le caractère surplombant des Mathématiques, de la Science en général, faisant donc preuve d'autoritarisme, une sorte de "TINA" scientifique. 


6. Eviter d'opposer d'autres abstractions à la Science

Comme on l'a compris, si on accepte le raisonnement erroné "ce qui est rationnel est universel et abstrait, et donc supérieur à toute autre connaissance", alors, selon Benasayag et Cany, il serait vain d'opposer à la Science une nouvelle usine à fabriquer des connaissances déterritorialisées qui feraient encore preuve d'autorité non-démocratique. Même si l'on peut essayer d'imaginer quels seraient les concepts scientifiques hérités d'une vision plus "terrestre" des mondes que nous habitons, il est inutile de recommencer les mêmes erreurs en mettant sur un piédestal des invariants considérés du point de vue virtuel de nulle part, pour recoloniser les esprits, les corps, les pratiques. On pourrait se demander, par exemple, quelle serait une Economie alternative. Mais extraire cette nouvelle Economie des situations concrètes pour en faire une nouvelle boussole que chacun devrait suivre, car il n'y aurait pas d'autre alternative, serait une grave erreur de jugement, et le risque qu'à l'instar de ce qui se passe aujourd'hui avec l'économie orthodoxe, "comme tout le monde dérive, on ne se rende pas compte que l'on dérive" (Flahault). Au contraire, comme Polanyi le préconisait déjà en son temps, il faudrait plutôt ré-encastrer l'économie dans la vie sociale et concrète, pour en refaire une "économie de la personne" (Breton) comme ce que Mauss observa et interpréta en son temps auprès de peuples ayant des cultures pré-capitalistes (voir son fameux Essai sur le don).

Au passage, comme le rappelle Maris dans La part sauvage du monde, vouloir absolument considérer les Sciences de l'Anthropocène comme La Science qui nous fera tout comprendre sur le monde actuel et à venir, c'est risquer de permettre la domination de principes hors-sols et universels qui pourraient aller à l'encontre des véritables situations écologiques locales, et voir de nouveau les scientifiques comme surplombant la Terre avec leurs savoirs abstraits et soit-disant universels. Pire encore, elles risquent de s'ériger en programme de contrôle du vivant, justifiant des réponses technoscientifiques (après tout, celui qui a proposé le terme "anthropocène", Crutzen, est malheureusement un parfait exemple de techno-solutionniste), et la négation de la nature-altérité (cette fameuse part sauvage du monde que Maris définit dans son livre).


7. La liberté, c'est pouvoir assumer ce que l'on n'a pas choisi

De plus, il s'agit aussi de remplacer nos objectifs de maîtrise et de domination des situations par l'acceptation de la fragilité. Celle-ci, loin d'être la fameuse faiblesse vomie par les modernes, nous permet d'embrasser la réelle liberté – à l'opposée de la liberté-domination à laquelle nous sommes trop habitués ("je fais ce que je veux" car "tout est possible") – qui peut être définie comme "la possibilité d'assumer ce que l'on a pas choisi" (Sartre). Elle permet aussi, comme le rappellent Benasayag et Cany, de considérer toute situation comme complète et toujours en devenir, sans besoin d'élaborer encore une fois, dans la logique de la pensée de l'ingénieur, des solutions abstraites, dominantes et déterritorialisées qui ne prennent pas en compte l'ensemble des habitants d'une situation. Elle nous oblige à assumer les situations de l'intérieur, d'être "présent au présent" (Benasayag), sans imaginer que ces situations sont obligatoirement des suites de points convergents vers un quelconque idéal qui nous attend quelque part, au bout du chemin (de type téléologie, sens de l'Histoire…). 

Nous venons à l'existence comme de véritables singularités qui émergent d'une multitude non-dénombrable de processus et qui nous déterminent. A l'intérieur de ces déterminations, nous pouvons "faire quelque chose", toujours en faisant en sorte d'augmenter notre puissance d'agir (notre essence, vue comme la résultante des processus), par incréments infinitésimaux, en répondant aux appels des situations que nous habitons.

Evidemment, cette liberté n'est pas la même en fonction du poste occupé : public, privé, jeune chercheuse (doctorante), membre permanent d'un laboratoire, etc. Dans chaque situation, les exigences sont différentes, et on ne peut pas demander à un jeune chercheur, à une jeune chercheuse, encore moins pour l'amour d'un universel abstrait, de mettre son emploi dans la balance. L'analyse de nos situations permet d'y voir plus clair et de circonscrire ce qui saurait être fait pour le Meilleur.


8. Créer des pratiques concrètes au sein des situations

Enfin, comme toute situation a besoin d'une praxis (des pratiques concrètes issues des corps en mouvement) pour que ses habitants persévèrent dans leur être, existent, et qu'ainsi les situations se développent avec pour objectif la vie elle-même, il est nécessaire, une fois délimitées les situations et leurs asymétries grâce à une analyse fine basée sur les biens communs, de développer des pratiques de résistance-création pour lutter contre les attaques détruisant le vivant (néolibéralisme, virtualisation, utilitarisme, extractivisme, pollutions, etc.).

Il semble à peu près certain que toute résistance locale aura la fâcheuse tendance à être minoritaire. Malgré tout, en gardant en tête cette aspiration à transformer nos situations, sans garantie de réussite finale, sans besoin de solutions universelles à nos problèmes, l'énergie des personnes pourra viser des éléments concrets de la situation aliénante, menant à une archipélisation ou mise en réseaux qui aura la possibilité à la fois de créer d'indispensables jurisprudences (souvent éphémères), des pratiques alternatives qui réclament ce que le pouvoir gestionnaire et punitif ne peut offrir (solidarité, économie qualitative de la personne, etc.), et ainsi, par voie de conséquence, des attracteurs, stables hors équilibre (comme le vivant sait le faire), qui pourront faire émerger de nouveaux possibles quant à l'avenir général des situations considérées. Tout cela est très bien expliqué dans le livre de Benasayag et Del Rey déjà cité.

En particulier, comme proposé par Benasayag et Sztulwark dans Du contre-pouvoir, les universités doivent devenir de véritable lieux de résistances centrés sur l'anti-utilitarisme et les savoirs libertaires. L'ignorance généralisée dont nous parlions plus haut et perpétuée par l'élitisme et le règne des prétendus experts (dont les champs d'actions restent extrêmement limités), doit être attaquée de toute part, dans une analyse méticuleuse des différents pouvoirs et acteurs (Etat, patriarcat, IA, entreprises privées destructrices du vivant, etc.) afin de viser à l'émancipation des chercheuses, enseignants, étudiant.e.s et toute personne (artistes, agent.e.s administratifs, commerçant.e.s, sans-emplois, sans-domicile, etc.) souhaitant venir apprendre collectivement, débattre, mais aussi réhabiliter les savoirs "assujettis" (Foucault) non-nobles car n'ayant pas été validés par la méthode scientifique. Les diplômes, un peu comme ce qui était par exemple le cas au sein de la fameuse Université de Vincennes, devraient y être accessoires, une formalité administrative et non une fin en soi.

Les universités doivent cesser d'être des appareils idéologiques d'État pour devenir de véritables lieux de création, de critique, en suivant (par exemple) Le Principe d'Université de Prado. Les gestionnaires au pouvoir doivent laisser le champ libre à l'expérimentation, à l'abolition de la séparation néolibérale entre pensée théorique (la tête) et pensée pratique (le corps) à travers des expériences multiples qui traversent les domaines de recherches et les manières d'être au monde, et qui ne sont aucunement liées au marché (financièrement et idéologiquement). Multiplions les Zones Académiques Décroissantes (ZAD) où nous cultiverons la multiplicité !


9. Finalement, comprendre qu'il n'y a surtout pas de « recette »

Les pistes décrites ci-dessus doivent être interprétées comme des possibles désirables, mais absolument pas comme une recette permettant de cuisiner un engagement efficace ou un nouvel universel abstrait extrait des situations vécues, bref, encore une fois, un point de vue de nulle part. Il est important que les luttes contre ce qui détruit le vivant et les liens entre nous soient multiples et territorialisées. Cela n'empêche évidemment pas, répétons-le, les pensées conceptuelles, une certaine intellectualisation, la mise en place de projets, mais n'oublions pas que toute conscientisation passe par une praxis (lire à ce sujet par exemple La Pédagogie des Opprimés de Freire).

Comme le précise Benasayag dans ses écrits, nous ne pouvons nous échapper de nos situations, et il n'existe aucune solution linéaire, universelle et abstraite pour les transformer d'un coup de baguette magique. Au contraire, tout comme le vivant se transforme par couches successives, petit à petit, les situations se métamorphoses doucement dans le temps, par incrémentations successives, sans table rase ni Grand Soir qui permettra de démonter et remonter la société comme on le souhaiterait. Considérant l'urgence de la crise écologie et sociale, on pourrait trouver cela déprimant, et on aurait tort. Le défi est simplement immense : développer une pensée rationnelle complexe, non-linéaire et non-déterministe, comprendre le mieux possible les situations que nous habitons (causes, effets, rétroactions, hasard, etc.) pour pouvoir orienter nos vecteurs vers/avec puissance et joie.

Pour cela, répétons-le, il faut créer des pratiques locales (discussions, actions, luttes, manières de faire alternatives, etc.), buissonnantes (en réseau avec d'autres pratiques), basées sur le Meilleur, pour résister à partir de la base, sans viser le pouvoir, lieu d'impuissance et de simple gestion. Comme le rappelle Benasayag et Del Rey, le virtuel, l'idée, l'universel abstrait, sans mise en pratique, est incapable de lutter contre n'importe quel réel concret dont on fait l'expérience quotidiennement.

De plus, comme Benasayag et Sztulwark le préconisent, ces pratiques multiples doivent s'articuler à la fois entre elles et contre les conjonctures hégémoniques néolibérales capitalistes qui saturent et surdéterminent les situations, en créant des contre-pouvoirs issus des mouvements de résistance-créations. Ces contre-pouvoirs, loin de souhaiter obtenir le fameux pouvoir, sont en fait des outils de gestions-protections de ce qui aura été créé, et c'est dans cette dynamique cristallisante à partir de laquelle sont conçus des irréversibles (une fois qu'ils ont existé, il n'y a plus de retour en arrière possible) que peut naître la véritable politique (à l'opposé de la politique politicienne).

On ne peut que souhaiter que nous, chercheurs et chercheuses, inspirés par exemple par Le Manifeste du Réseau de Résistance Alternatif (écrit à Buenos Aires en 1999, que l'on peut aussi retrouver à la fin du livre Du contre-pouvoir précédemment cité), pourrons organiser des îlots de résistance-création collectives au sein de ces luttes situationnelles que nous habitons de toute façon déjà.

Répétons-le encore une fois : nous avons une responsabilité commune, celle de conserver un monde viable, celle de ne pas détruire l'existence de notre prochain (puisque s'il disparaît, c'est un peu de moi qui disparaît aussi). En tant que scientifiques, créateurs et créatrices de connaissances qui ont le pouvoir de changer les façons d'être-au-monde de nos contemporain.e.s, une profonde responsabilité nous incombe, celle d'être là pour assumer les exigences de nos situations.

Laurent Bétermin


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