Quelques arguments en faveur d'une éthique des Mathématiques

13/04/2025

J'aimerais ici, au lieu d'un long texte, lister quelques arguments en faveur du développement d'une éthique des mathématiques. Cela me permettra de résumer aussi des éléments que j'ai exposé dans un (trop long ?) article précédent, et d'autres considérations concernant les mathématiques en particulier.

Des idées reçues et croyances à propos des Mathématiques :

  • Elles existent indépendamment des humains. En effet, on a cette impression que les mathématiques flottent au-dessus de nous, dans le monde des idées. Une des conséquences de cela, si on suit le Platonisme, c'est que les mathématicien.ne.s ne font finalement que retrouver des théorèmes qui préexistent à l'humanité. Evidemment, un tel raisonnement implique un engagement éthique totalement nul. Si les mathématiques sont indépendantes des hommes, uniquement révélées par eux, comment ces derniers pourraient avoir une quelconque responsabilité éthique vis-à-vis de leur "création" ? On ne peut ignorer que les mathématiques sont initialement nées à cause d'intérêts comptables (énumérer les stocks, les quantités vendues, etc.), et qu'aujourd'hui encore de nombreux objets mathématiques naissent à partir d'intérêts particuliers via les applications des mathématiques. Elles sont loin de ne représenter qu'un bloc universel abstrait ! Un petit exercice intéressant, proposé par David Abram, est celui de se demander quelles mathématiques pourraient être développées par un arbre ou un oiseau, permet d'appréhender le caractère situé (espèce, corps, etc.) de cette science. Comme le dit si bien Deleuze : "Les concepts,  ça n'existe pas tout fait, ça n'existe pas dans une espèce de ciel où ils attendraient d'être saisis. Les concepts, il faut les fabriquer. (...) Les concepts ne se fabriquent pas comme ça. Il faut qu'il y ait une nécessité, sinon il n'y a rien du tout."

    Notons que le caractère « flottant » des mathématiques n'a rien d'exceptionnel : comme toutes les combinatoires culturelles (langage, économie, technique) vues comme des organismes, elles sont à même de capturer (ou encore coloniser) les cerveaux humains pour se développer, montrant ainsi une certaine autonomie conditionnée aux financements, à l'époque, aux objets mathématiques que l'on souhaite maintenir, renforcer ou simplement oublier.

  • Elles déterminent des vérités universelles du monde réel. Rajoutons aussi que cette idée platonique renforce le fait que les mathématiques sont connues pour engendrer des vérités absolues, des résultats vraies partout, pour toujours, en toutes circonstances. Ce type d'argument d'autorité, utilisé abusivement, se combine mal à la prise de décision démocratique, comme si la solution la meilleure était nécessairement toujours celle données par des calculs savants. Les mathématiques ne parlent que de mathématiques, et pas du monde complexe dans lequel nous vivons ! Elles sont, comme toutes les sciences, qu'une dimension particulière du réel, une façon spécifique de comprendre le monde, qui doit s'articuler avec les autres dimensions (historiques, matérielles, sociales, affectives, rituelles, etc.). Dans le monde (symbolique) mathématique, ces vérités sont absolues, non-négociables, mais seulement par rapport à un corpus d'axiomes préétablis.

  • Elles sont neutres. Ici, on veut dire que les mathématiques ne sont ni bonnes, ni mauvaises en soi, et cela à cause de leur indépendance précédemment discutée. On pourrait jouer avec les mots et se dire que d'énoncer cette neutralité est déjà un acte non-neutre, mais il suffit de chercher un peu dans l'histoire et dans le quotidien pour se rendre compte que les mathématiques sont bonnes ET mauvaises à la fois, selon les aspects étudiés. Il n'est pas difficile de trouver des conséquences négatives (crise des subprimes) et positives (l'enchantement venu de la compréhension d'un concept) des mathématiques. En qu'activité humaine, culturelle, elles participent à la manière dont nous découpons le réel, dont nous pensons, dont nous agissons sur le monde qui nous entoure, et dont nous développons nos techniques. Chacun des choix faits à partir de résultats mathématiques, c'est-à-dire interprétés dans et par le monde réel (en gros, quand on passe des symboles à la vie) est un choix fondamentalement non-neutre, puisque nécessairement poussé par certains intérêts. Ainsi, chaque construction d'un nouveau résultat mathématique, tout comme chaque incorporation d'une nouvelle technique, crée une nouvelle dimension du réel, participe à une vision du monde et modifie donc notre rapport au monde. 

    De plus, les mathématiques sont nécessairement liées au pouvoir, que ce soit celui des états ou des compagnies privées. Autant il est difficile de voir ce lien au pouvoir lorsqu'on enseigne l'utilisation d'un rapporteur en sixième (mais on pourrait...!), autant ce rapport est assez clair en lisant les appels à projets pour financer certaines recherches "stratégiques". Rappelons qu'initialement, le métier de scientifique, et donc de mathématicien.ne, a été mis en place dans une dynamique de progrès par la Science, liée à la croissance de l'industrialisation (et donc finalement de croissance économique) propre au milieu du XIXème siècle, moment où on a commencé à salarier des scientifiques afin qu'ils prennent en main la gestion rationnelle des immenses systèmes complexes productifs. Rien de bien neutre là-dedans...!

  • « Le monde est écrit en langage mathématique. » Cette phrase, attribuée à Galilée, signa le début de la mathématisation du monde, celui du règne du tout quantifiable appelé Mathesis Universalis. Elle encore aujourd'hui régulièrement reprise quand il s'agit de convaincre les populations que « les maths sont partout ». Ici, le danger est de confondre la carte, celle de la mathématisation du réel (la modélisation), et le territoire (le réel lui-même) impossible à mettre entièrement en équations de part sa complexité intrinsèque. Une conséquence de cela serait de voir les vivants comme des machines... et l'inverse (pensons à l'IA que l'on croit, à tort, penser !), et ainsi croire que tout problème pourrait admettre une solution technique. Répétons-le, les nouvelles dimensions du monde, les nouveaux rapports, mis en lumière par les mathématiques, alimentent l'immense multiplicité des points de vue, et une infinité d'aspects de la vie échappent au quantifiable.


Quelques exemples de responsabilités des mathématicien.ne.s :

  • Responsabilités ontologiques. En revenant au fondements de notre être, à ce qui nous fait exister, de très nombreuses études scientifiques (paléo-anthropologie, psychologie, etc.) tendent à montrer (voir par exemple les travaux de François Flahault à ce propos) que le premier environnement des humains, c'est le tissu des relations qui existent entre eux, entre nous qui sommes de simples plis dans la toile du monde, intériorités tissés d'extériorités, résultante d'une multitude non-dénombrable de processus qui nous déterminent. Ainsi, nous existons car les autres existent et nous permettent de développer une conscience de nous-même via les relations et les attentions conjointes (être attentifs ensemble à un même objet, par exemple). Il en découle un équilibre relationnel, que nous ne devons pas totalement bouleverser, une dette et une responsabilité envers les autres. Toute action qui peut transformer la vie de nos contemporains doit être soumise à une certaine éthique, puisque les situations dans lesquelles nous sommes immergé.e.s possèdent des exigences, des responsabilités, que l'on doit/peut pas éviter (Miguel Benasayag). On parle ici d'éthique en termes spinoziste, c'est-à-dire des pratiques visant à la fois à "faire le meilleur" et "être bien", basées sur des principes locaux, situationnels, et plus précisément sur une compréhension (causes, effets) des rapports de compositions qui peuvent augmenter ou diminuer la puissance d'agir des habitant.es de la situation. On gardera aussi en tête que les enseignant.es comme les chercheurs/chercheuses ont un grand pouvoir dans nos sociétés, ce qui implique de grandes responsabilités : démystifier, partager, agir.

  • Responsabilités éducatives. Il est clair qu'apprendre les mathématiques, c'est apprendre à obéir (les injonctions sont toujours à l'impératif), à suivre des règles, à appliquer des lois dont on aura compris la véracité dans un certain corpus de connaissances. C'est aussi apprendre à désincarner et décontextualiser les objets sous-jacents : les pommes que l'on compte deviennent identiques, se transformant en chiffres ; la barrière rectangulaire devient un ensemble de lignes dont on peut calculer la longueur ; une population devient un ensemble de points dont on peut prédire la dynamique. Comme le rappelle Paul Ernest, il est certain que cette acquisition d'un "langage orienté objet" est absolument nécessaire aux pratiques mathématiques, mais les enseignant.e.s ont selon moi la responsabilité de faire la part des choses avec leurs élèves/étudiant.e.s, au risque de faire se développer une raison purement instrumentale, prenant les moyens mathématiques pour des fins, aveugle face au monde réel. De plus, selon Herbert Kelman, le triptyque Standardisation-Routine-Déshumanisation, indéniablement associé à la pratique des mathématiques (uniformisation des pratiques/répétition inlassable d'arguments et de calculs/réductionnisme nécessaire à sa pratique) est un moteur de l'érosion de l'éthique, et il paraît clair que les mathématiques, apprises dès le plus jeune âge, développent ce type dangereux (si érigé en tant qu'idéal) de rapport au monde.

  • Responsabilités sociétales. Les mathématicien.ne.s, en tant que professionnel.le.s formé.e.s par leurs pairs, et rémunérés pour leur travail (que ce soit de l'argent public ou privé), ont nécessairement des comptes à rendre à la société. Puisqu'ils et elles sont parmi les seul.e.s à maîtriser certains aspects de leur discipline (ont dit qu'ils et elles travaillent en silo) et à pouvoir expliquer leurs travaux, un de leurs rôles est d'informer la population de leurs découvertes. On pourrait croire que ceci est déjà fait grâce aux journaux/plateformes spécialisé.e.s, ou aux conférences/séminaires, qui permettent aux scientifiques de partager (entre elles/eux !) leurs résultats, mais le degré de sophistication des concepts à l'oeuvre ajouté à un jargon uniformisé et majoritairement en anglais ne permet pas une appropriation par une assez grande partie de la société. Quand on connaît par exemple les soubassements mathématiques de l'IA et la place qu'elle prend maintenant dans nos vies, il semble fondamental que les scientifiques en général descendent de leurs échelles d'expert.e.s pour partager leurs connaissances à ce propos. C'est seulement à ce prix que la liberté pourra s'étendre et perdurer dans les populations, en comprenant collectivement le monde pour éviter les aliénations de toutes sortes (techniques, politiques, etc.).

    De plus, les mathématicien.ne.s doivent partager la responsabilité de celles et ceux qui appliquent leurs résultats dans le monde réel. Il n'est encore une fois pas concevable de croire qu'une fois les portes du laboratoires passées, nous déclinons toute responsabilité quant à d'éventuels maux générés par nos idées. Cette séparation (historique) corps/esprit n'a que trop duré, et les "travailleurs/travailleuses de la culture", comme les appelaient Antonio Gramsci, doivent être confronté.e.s à la matérialité de leurs recherches.


D'éventuelles pistes pour une éthique situationnelle des Mathématiques :

  • Rechercher des situations dans lesquelles nous sommes déjà engagé.e.s. Pour éviter de développer une éthique de type "rustine" toujours en retard par rapport aux dynamiques du monde, ou bien une éthique universellement abstraite bien trop déconnectée de la réalité, j'opterais plutôt, dans le sillage de Miguel Benasayag et ses collaboratrices et collaborateurs, pour une "éthique situationnelle". Celle-ci permet de partir des situations concrètes et y rechercher les exigences (ontologiques), véritables "appels" qui parlent à notre essence (cette résultante des processus qui nous fondent), dont nous ne pouvons nous soustraire, et qui fonde cette éthique. Il faut donc commencer par déterminer les situations de pratiques mathématiques que nous habitons (recherche, enseignement, lien avec la société), sans vouloir systématiquement s'engager dans n'importe quelle voie indépendante de nos devenirs.

    Cette première étape génère d'importantes difficultés, en particulier concernant les situations de Recherche (majoritaires) qui seraient non-évidentes, contrairement par exemple à une recherche militaire ou sur lecontrôle des populations. Comment sont utilisés les outils mathématiques et leurs résultats ? Qui cite tel ou tel article dans ses propres travaux ? Quelle est l'origine de telle ou telle recherche ? Répondre à ces questions, c'est déjà commencer à situer les concepts en question, à rechercher les liens avec les différents pouvoirs et aspects de la société.

  • Rechercher les biens communs à protéger. Une fois ces situations mises en évidence, essayons de déterminer les relations qui nous lient déjà aux autres (collègues, étudiant.e.s, autres scientifiques, vivants non-humains, etc.), afin de définir ensemble des biens communs que nous souhaitons protéger ou développer : ambiance de laboratoire, honnêteté intellectuelle, solidarité, allers-retours entre déshumanisations conceptuelles et savoirs situés, hybridation des savoirs scientifiques avec des ceux dits « moins nobles », confiance mutuelle, soin, etc.

  • Rechercher les asymétries dans ces situations. A la lumière de ces biens communs à faire perdurer, des asymétries, contre lesquelles l'exigence est de lutter, naissent nécessairement au sein des situations : dominations, individualisme, utilitarisme aveugle, compétition destructrice, élitisme, décontextualisation, routines pédagogiques avilissantes, etc. Déterminer ces asymétries, c'est mettre le doigt sur des exigences dont, encore une fois, on ne peut se soustraire. Rappelons que les asymétries peuvent être vues comme les défauts de structure d'un cristal qui en détermine les propriétés physiques. Nos situations sont conçues sur la base de ces asymétries, sortes de zones de conflits au sein desquelles nous devons nous investir pour démultiplier les dimensions de ces situations.

  • Créer des praxis de résistance-création. Cette lutte contre ces asymétries peut passer par des pratiques de résistances conçues pour faire émerger des alternatives concrètes, pour repolitiser l'agir à partir de la base : remise en question des évaluations avec les étudiant.e.s, développement de véritables savoirs libertaires (Benasayag-Sztulwark) pour contrer ceux imposés par le pouvoir, universités ouvertes au public pour des échanges précis et situés sur les résultats/découvertes récents, décroissance des publications jargonneuses dans des journaux payants pour une véritable diffusion dans la société, enseignement de l'éthique dans les cours de mathématiques sous forme de questions régulières incorporées dans le curriculum afin de développer une véritable culture de ce type de problème (voir par exemple les propositions de Chiodo, Müller et Shah), etc. L'essentiel, c'est la multiplicité, la diversité des pratiques qui peut émaner de ce type d'expériences, loin des façons uniformisées de faire ou d'enseigner les mathématiques que nous pouvons observer chaque jour. Rester caché.e derrière de fausses excuses liées à notre prétendu rôle (professeur, chercheuse, etc.) est un frein à l'expérimentation joyeuse, à la prise de risque nécessaire ici, et à la mise en place de pratiques plus éthiques.

    Au final, on l'aura compris, développer une telle éthique, concernant les Mathématiques ou d'autres pratiques humaines, c'est se poser la question de la vie bonne, celle-là même qui est oubliée dans les processus d'accumulations, annihilée par la raison instrumentale et considérée comme un aspect totalement individuel de l'existence. La repolitisation de cette question, chère à la décroissance, doit nous amener à approfondir nos liens, provoquer mille expériences de résonance où l'on accepte d'être toujours un peu transformé (voir à ce propos les travaux d'Hartmut Rosa), et définir collectivement ce que des raisonnements symboliques ou des innovations techniques seuls ne peuvent nous apporter : une vie multidimensionnelle.


    Quelques références :

    David Abram & David Jardine, All knowledge is carnal knowledge: a correspondence

    Miguel Benasayag, Le mythe de l'individu

    Miguel Benasayag & Diego Sztulwark, Du contre-pouvoir

    Maurice Chiodo, Dennis Müller & Rehan Shah, Teaching resources for embedding ethics in Mathematics : exercises, projects, and handouts

    Paul Ernest, A Dialogue on the Deep Ethics of Mathematics

    Paul Ernest, The Ethics of Mathematics: is Mathematics Harmful?

    François Flahault, Le Sentiment d'Exister

    Max Horkheimer & Theodor Adorno, La Dialectique de la Raison

    Hartmut Rosa, Résonance.

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