Osons les ZAD dans nos laboratoires !
Ce texte a été initialement publié dans FIC La Recherche n°1. Je remercie les membres du collectif Faut-il continuer la recherche scientifique ? pour leur relecture bienveillante, ainsi que pour leur démarche générale.
A l'image des tristes monocultures parsemant les terres agricoles, nous avons perdu notre polyvalence, remplacée par la fameuse « expertise » dans laquelle il est si facile de se perdre. En concentrant la maîtrise des savoirs et des techniques à un petit nombre, en édifiant une forteresse institutionnelle et administrative complexe autour de ces experts, en créant de plus en plus de partenariats avec la sphère marchande, en désenclavant la science du vivant auquel elle appartient naturellement, le capitalisme colonise la recherche et continue encore et toujours à en faire son arme de destruction massive des humains et non-humains. Derrière le bouclier du progrès [1] (qui n'en voudrait pas ?), derrière les barrières de l'optimisation constante de nos vies [2] (qui n'aimerait pas le meilleur ?), se cache la mégamachine qui impose des modes de vie de manière tyrannique [3] et artificialise les esprits à la manière du béton détruisant nos écosystèmes. La question, pour nous, chercheurs et chercheuses qui sommes aujourd'hui les rouages de cette machine à l'activité exponentielle, d'arrêter ou de modifier notre activité est primordiale.
Sachons-le : si nous arrêtons, d'autres moins critiques ou éthiques que nous nous remplaceront par l'effet magique de l'élitisme et de la course au succès. Ainsi, dans chaque laboratoire, dans chaque université, il nous faut nous organiser, tenir notre place et lutter en créant par exemple, ce que j'appellerais des Zones Académiques Décroissantes (ZAD) où nous pourrions :
ralentir nos activités et décroître démocratiquement l'impact de nos pratiques sur le vivant [4],
réfléchir sur le bien-fondé de nos objets et sujets de recherche et à la façon dont ils sont récupérés et utilisés par la société civile et les organismes privés,
sortir les connaissances que nous créons et tous les aspects de notre travail de la sphère marchande (l'économie de la connaissance en tête),
expérimenter de nouvelles façons de faire société, de faire de la recherche, et éveiller notre sens politique et une éthique de l'action [5],
nous battre pour pousser nos institutions à basculer du côté du vivant en agissant et luttant de manière coordonnée sur tous les territoires,
bref, organiser une lutte enthousiasmante et transdisciplinaire pour désarmer de l'intérieur cette main rationnelle qui n'a cessée d'accroître son emprise utilitariste et mercantile sur le monde.
Fondées sur la notion provocatrice et radicale de décroissance [6], dont la pertinence face aux catastrophes en cours n'est plus à démontrer, et donnant lieu à un acronyme qui l'est tout autant, ces ZAD, qui resteraient traditionnellement des zones à défendre, pourraient avoir une existence à la fois physique, au sein des laboratoires (par exemple un ensemble de bureaux partagés, de zones de lecture et de débats), mais aussi immatérielle, entre les membres de ces communautés disséminées dans toute la France et au-delà (rencontres régulières, communiqués, revues, échanges en ligne, etc.).
Enfin, et plus que tout, afin de sortir de cet âge de l'expertise et désarmer le système technolibéral, il est de notre devoir de faire en sorte que tout le monde (re-)devienne, d'une façon qui nous est propre, chercheur ou chercheuse ! Au sein de ces ZAD, ouvrons nos portes et partageons, en laissant toute domination loin derrière nous, nos savoirs et méthodes actuellement confisqués par la spécialisation, et donnons les outils intellectuels et pratiques pour que chacun se les approprie et soit capable de développer sa propre technique, ses propres savoirs, utiles localement, plus simples, réparables, conviviaux au sens d'Illich [7], pour des communautés ciblées. Comme le dit parfaitement Baptiste Morizot [8], nous étions originellement toutes et tous chercheurs et chercheuses, pisteurs et pisteuses, capables de comprendre notre environnement et de construire des outils pour interagir intelligemment avec lui, alors que notre faculté d'analyse était totalement entremêlée, à tout instant, à notre profonde sensibilité. Gardons en tête que cette polyvalence émancipée nous a été volée par la division du travail née de la quantité phénoménale d'énergie permise par l'extractivisme fossile [9] destructeur. Ainsi, de la même façon qu'il faut ré-enclaver l'économie dans la vie réelle de toutes et tous avant de nous en défaire totalement, il faut ré-enclaver la recherche, et plus particulièrement ses aspects nécessaires à la subsistance, dans nos quotidiens pour retrouver cette autonomie, cette liberté comme le précisent Bernard Charbonnier et Jacques Ellul [10] ainsi qu'Aurélien Berlan [11], que nous avons perdues avec les révolutions industrielles, le capitalisme et la mondialisation. Soyons toutes et tous chercheurs, autrices, agriculteurs, plombiers, électriciennes, jongleuses, poètes, tout cela à la fois ou rien du tout… expérimentons notre planète avec sérénité, joie et respect envers le vivant. Il est temps de refaire de nos lieux de vie des espaces désautomatisés, low-tech, ré-enchantés, où nature et culture [12] sont de nouveau réunies, où tout le monde, à différentes échelles, contribue aux découvertes et juge de ses possibles applications, où la croissance est oubliée, où la compétition est secondaire, où l'humilité scientifique ainsi que la dignité sont retrouvées !
Laurent Bétermin
Références
[1] François Jarrige, Technocritique
[2] Eric Sadin, L'intelligence artificielle ou l'enjeu du siècle, anatomie d'un antihumanisme radical, p. 59.
[3] Mark Hunyadi, La Tyrannie des Modes de Vie
[4] par exemple l'initiative Labos1point5 du CNRS
[5] Eric Sadin, op. cit., p. 254
[6] Serge Latouche, Le pari de la décroissance
[7] Ivan Illich, La Convivialité
[8] Baptiste Morizot, Manières d'être vivant, p. 143-144
[9] Vincent Court, L'emballement du monde, p. 363
[10] Bernard Charbonnier et Jacques Ellul, Nous sommes des révolutionnaires malgré nous
[11] Aurélien Berlan, Terre et Liberté
[12] Philippe Descola, Par-delà Nature et Culture