Mathématiques animistes
Animisme : Attitude consistant à attribuer aux choses une âme analogue à l'âme humaine. (Dictionnaire Le Robert)
Le stylo caresse doucement la feuille de papier, déposant au passage des signes appris de longue date, guidant ma réflexion sur un chemin tortueux, assemblant pas à pas les pièces d'un puzzle complexe. Ma bouche laisse échapper un souffle, des petites expressions, entre verbalisation des symboles et approbation du voyage. Seuls quelques mots, des connecteurs logiques, parsèment cette suite de traces laissées sur le blanc de la page, le reste n'étant que des lettres, des courbes, des flèches, dont la signification émerge d'un langage bien assimilé. Je sens à peine mon environnement, je ne remarque pas le vol des mésanges traçant elles aussi de belles courbes énigmatiques dans le ciel de ce début de matinée, à un mouvement de tête de ma perception. La danse des feuilles d'érable mues par le vent m'échappent, aussi bien que le nuage gris et protéiforme survolant mon bâtiment. Je suis dans une bulle d'abstractions, une cage sensorielle qui me permet de me concentrer et de raconter une histoire mathématique, que je relirai demain, que d'autres, peut-être, reliront plus tard, par devoir ou curiosité. Avec ces symboles, je fixe ici des idées, peut-être pour l'éternité.
L'oeil d'une personne extérieure, aucunement habituée à ce type de moment intense de création, serait, hors contexte, intrigué, sans doute amusé, par mon attitude habitée par la réflexion, quasiment invocatrice, lui rappelant une sorte de rituel, de prière, peut-être de folie. N'avons-nous pas toutes et tous ce réflexe associé à l'observation de pratiques humaines qui nous échappent ? La prière d'un musulman dans le bus, la conversation sans doute moins asymétrique qu'il n'y paraît que semble avoir ce vieil homme avec son chien, la façon dont cette jeune femme parle à ses plantes, les invectives proférées par ce cadre contre son ordinateur qui semble ne pas lui obéir totalement, ce petit garçon qui éclate de rire à la lecture d'une phrase de son livre : ces scènes de nos vies quotidiennes d'occidentaux nous interpellent, d'une façon ou d'une autre, sans pour autant être tellement surprenantes, puisque nous en vivons toutes et tous des versions plus ou moins intenses chaque jour. En effet, des entités non-humaines, vivantes ou non, ne cessent de nous parler.
C'est ce qui se passe avec mes symboles mathématiques. Ils me parlent. Le fait de les écrire, de les relire, fait nécessairement émerger une voix intérieure, un peu comme celle qui naît de la lecture de ce texte dans votre cerveau. Cette succession de traits sur le papier, de part ce que ma culture m'a appris (lire, écrire, compter, faire de longues études dans un domaine particulier), génère une symbiose entre mes yeux et mes oreilles, fait parler cette feuille, vierge au départ, originellement muette. En relisant mes notes, j'interprète des signes, comme la chasseuse-cueilleuse fixant les traces d'animaux dans la neige afin de déterminer la direction adéquat à prendre, comme le chaman interprétant le vol des oiseaux, et même comme un renard reniflant les laissées sur son chemin, afin d'éviter une intrusion malencontreuse.
Ces considérations m'ont été inspirées par David Abram [1]. Il voit en la lecture et l'écriture – vue comme l'acte vivant d'écrire – une pratique profondément animiste, une sorte de redirection de l'interaction continuelle entre nous, les humains, et le reste de la biosphère qui nous entourait à une époque où tendre l'oreille était vital, vers les mots écrits. Fixer les mots sur une page, c'est créer un temps linéaire par l'accumulation de connaissances, détruisant le temps cyclique et/ou non-linéaire lié au vivant. C'est aussi prendre le chemin de la perte du lien oral, sensoriel, phénoménologique, avec les autres vivants. Mais il ne s'agit que d'un décalage, un changement de paradigme, non pas une disparition totale de notre sensibilité, de cet animisme originel. Construisant des connaissances de plus en plus complexes, les humains ont atteint un pouvoir d'abstraction incroyablement puissant.
Mais alors que Sciences et Techniques avaient pour but premier celui de la prédiction et de l'adaptation, afin de permettre aux humains de s'insérer de manière a priori bienveillante dans le vivant environnant, cette montagne d'abstractions semble nous avoir fait perdre le fil de notre place sur terre. A force de mettre à distance les interactions en capturant le réel à l'écrit, en photographiant à outrance, en enregistrant tout ce qui est possible afin de fixer le maximum de phénomènes, pour toujours, nous avons négligé les signes du monde vivant et oublié les relations que nous avons avec d'autres êtres [2]. Pour citer Christian Bobin dans Le muguet rouge : "Au dix-septième siècle Descartes sépare fibre à fibre la pensée et la vie. La pensée devient folle comme un frelon et la vie développe une maladie de chiffre. Nous avons, dit Giambattista Vico, "préféré le certain au vrai". Le vrai est humain, impossible à incarcérer dans un chiffre." Il nous faut re-comprendre la rationalité par les voies phénoménologiques de l'animisme (de l'attention, du soin). Plus généralement, comme le dit Yves Citton, « il faut demander aux enseignant-chercheurs comment leur statut universitaire s'articule avec leurs conceptions éthico-politiques et leurs pratiques concrètes de Terriens emportés dans une dynamique civilisationnelle dramatiquement écocidaire [3] ».
Les scientifiques sont là pour lire les signes – au sens large – les interpréter, et les retraduire (en articles par exemple) pour leurs pairs ou pour la société, une fois les questions émergentes de ces signes jugées pertinentes. Chacun a finalement son propre langage, ses propres symboles, ses propres habitudes dans sa communauté, se trouvant à la limite entre la nature et la culture. Malheureusement, nous avons, scientifiques, trop pour habitude de participer à creuser ce fossé entre la société et le monde vivant (dont elle fait pourtant aussi partie !). A coup d'arguments rationnels, de modèles désincarnés, nous lisons et interprétons trop souvent les signes de la nature pour en faire le carburant d'objets optimisants, pour nous seulement, sans dialogue avec le vivant. Les Mathématiques en sont un exemple frappant, ultra-rationnelles, symboliques par essence, pour beaucoup déconnectées dans sa pratique du monde vivant, fabriquant des vérités à grand coups de théorèmes portant sur des objets d'une rigidité extrême. Comme le dit Tim Ingold [4] : "Les sciences dures, lorsqu'elles rencontrent d'autres choses dans le monde, ont un impact. Elles peuvent les frapper, voire les détruire. Chaque frappe est une donnée et en en accumulant suffisamment, nous pouvons faire des progrès. La surface du monde a cédé sous l'impact de nos coups incessants et ce faisant, dévoile certains de ses secrets."
L'ennui, c'est que nous avons oublié que toute connaissance est charnelle [5], liée au corps, née d'une multitude d'intuitions elles-mêmes prenant leurs sources dans le monde réel, vivant, vibrant, mélange d'intersubjectivités, de perceptions, de temporalités différentes. Même si nos concepts ont l'air froids, figés et solides comme nos certitudes, ils ne peuvent s'échapper de la terre ferme, de la « zone critique » [6], de l'air, du sourire de l'être aimé ou de toute expérience que nous faisons chaque jour (physique, politique, émotionnelle ou intellectuelle). Quand nous lisons les signes, qu'ils soient sur une page, l'écorce d'un arbre ou sur l'écran d'un appareil de mesure, et que nous les interprétons, nous le faisons toujours de manière située [7].
Devant cette fenêtre, alors que je travaille, je me dis que « prendre » cette fonction permet au théorème de me « dire » quelque chose. Je fais naître l'entier n en le convoquant, ce qui permet de faire exister, émerger, un autre entier que je nomme m : « soit » n un entier relatif, alors « il existe » un entier m vérifiant la propriété. La droite que je trace « touche » le point P, alors que telle courbe « se rapproche » de cette droite. Je me dis que P « vit » dans tel espace, et, en étant de bonne humeur, qu'il peut être « mangé » par la fonction en question. Quand j'interprète les signes, je me raccroche au monde vécu, aux choses perceptibles, car je n'ai heureusement pas le choix. Se demander par exemple : « Quelle Mathématiques pourrait être développée par une pieuvre, un chêne ou une araignée ? » [8] permet de commencer à réfléchir sur les conditions d'émergences de nos savoirs au sein du monde plus qu'humain.
Ainsi, ramener l'animisme – le réclamer, comme Isabelle Stengers [9] – au sein de la pratique mathématique et scientifique en général, ou plutôt prendre conscience de cet animisme dans nos pratiques précises, c'est créer une petite racine qui peut enfin commencer à s'enfoncer doucement dans le sol terrestre. Si nous, scientifiques, savons lire les signes de la nature, faire parler les symboles de nos abstractions, ne serions-nous pas des sortes de chamans, dont la mission serait de veiller à l'équilibre entre la société et le vivant, de garder un entrelacement entre les deux ? Ces transes dans lesquelles nous sommes lors de moment de concentration, de création, d'interrogation, ne seraient-elles pas ces moments dits magiques où les chamans communiquent avec les esprits, faisant parler la nature autour d'eux, permettant par la suite de prédire un phénomène, d'en ramener certains du passé, de soigner des maux divers ou de conseiller au mieux les membres de sa communauté ?
N'y voyons là aucun mysticisme, aucun archaïsme ni retour en arrière. Il s'agit de réinventer notre manière d'être au monde en partant de notre situation actuelle, par un changement de posture, nous qui habitons cette partie du monde encore trop silencieuse [10]. Les esprits que j'évoque ici peuvent être des concepts qui nous guident ou des non-humains bien réels qui nous renvoient des informations cruciales, via des observations, des raisonnements ou des artefacts techniques, sur notre milieu de vie. Quant à la posture chamanique, posture qui ne serait d'ailleurs pas uniquement prise par les scientifiques, je la vois ici comme celle de guide, de gardien.ne de la nature, de raconteur et raconteuse d'histoire, de connexion entre le visible et l'invisible, entre notre culture et le vivant via des connaissances accumulées et des pratiques « terrestres », exploratrice, charnelles, diverses, destinées à interpréter, comprendre, anticiper des phénomènes entremêlant toujours les humains et leurs associés non-humains.
Prenons l'exemple des géologues et résumons brièvement les propos d'Olivier Remaud [11]. Ces scientifiques ont conscience que toucher la pierre, interagir avec un paysage, recevoir des réponses, c'est « converser avec les montagnes », c'est toujours garder en tête que « tous les êtres d'un milieu donné s'expriment et envoient des signes à d'autres êtres ». Les géologues, animistes, « essayent de trouver des liens entre les roches et les autres vivants », en habitant « des lieux qui prennent les dimensions du cosmos lui-même » par l'analyse et le vertige temporel dû à la discipline, en racontant des histoires de fantômes – entités mortes qui reviennent, hantent les lieux -, en s'intéressant à « la tension artérielle de la terre ». L'enjeu, la prise de risque menant au changement de paradigme, est que chaque scientifique puisse retrouver au fond d'elle, de lui, dans sa pratique ou sa conception de son métier, quitte à l'hybrider avec d'autres disciplines, ce fond d'animisme qui ne cesse de lui parler, afin de retrouver sa place de chaman dans le monde des humains.
Car s'il y a animisme, il y a, comme le dit Philippe Descola [12], différence des extériorités et similarité des intériorités entre nous et le monde non-humain. Accepter que des non-humains nous parlent, qu'ils aient une sorte d'intention (comme chez les plantes ou les animaux), aussi subtile, ineffable, difficilement percevable qu'elle puisse être, c'est retrouver une connivence, une interaction profonde entre nous et les arbres, les autres animaux, les roches et les nuages qui nous environnent, c'est par exemple accepter que les forêts pensent [13]. C'est considérer, une fois sortie des villes et perché.e sur une colline, l'ouvert des choses visibles comme un monde qui nous parle à travers des signes (puisqu'ils n'ont point la parole humaine). C'est garder en tête qu'une multitude d'entités nous « observent », vents, oiseaux et arbres, parlent parfois de nous, interagissent de temps à autres avec nous, ont un temps propre, indépendant, non-linéaire... une histoire.
Alors, pour retrouver le sens de la terre, écoutons le vivant, munis de nos connaissances, avec la bienveillance des intérêts communs : celui d'interagir, de se comprendre, celui de garder une terre saine, celui de cohabiter. Troquons nos smartphones pour des jumelles, microphones paraboliques et autres artefacts techniques, peut-être à inventer, amenant à approfondir nos relations aux non-humains, pour les voir, les entendre, les sentir, etc. Trouvons chacun.e des intercesseurs [14] dans le monde plus qu'humain – les possibilités sont légions (animaux, végétaux, minéraux, etc.) – pour faire des ponts entre nos signes respectifs, nos manières de vivre, nos temporalités [15], sans dominer, sans naïveté, mais avec poésie et une intense sérénité.
Et surtout, en tant que scientifiques, mettons nos transes et nos techniques au service de la pluralité vivante des choses et des espèces, sans oublier que prendre conscience de cet animisme originel, c'est accepter l'inexplicable, la différence, le non-conforme, les autres pratiques non-institutionnalisées, en acceptant notre sensibilité, nos limites perceptives et intellectuelles et notre richesse émotionnelle. La recherche, comme le dit si bien Tim Ingold, devrait être « la quête de vérité par la pratique de la curiosité et du soin », de l'attention, de la mise en commun, de la correspondance, ces mêmes attributs indissociables de l'enseignement [16]. Les histoires que nous racontons, les vas-et-viens permanents que nous faisons entre le monde des idées et celui des vivants – comme dans le Mamotreto de Miguel Benasayag [17] où la frontière transductive entre champ biologique et les combinatoires autonomes (langage, mathématiques, économie, etc., appelés « mixtes ») est sans arrêt traversée, créant entre autre les rythmes et les rites biologiques et culturels de chaque côté de celle-ci, comme une conversation entre le possible (théorique, abstrait) et le compossible (pratique, réel) –, les organismes avec lesquels nous interagissons pour les étudier, etc., font partie d'un même bain vivant duquel on ne peut se soustraire en les regardant d'une manière surplombante, vue de nulle part, dans lequel nous sommes tout simplement immergé.e.s.
Soyons surpris.es par le vivant, sortons de l'incrémental accumulatif dans nos pratiques trop souvent aseptisées par nos institutions et leurs courses au progrès ou à l'innovation. Le rôle du scientifique, simple et exigeant à la fois, est celui de bâtisseur de ponts, de possibilités, d'entretenir la résonance – cette magnifique vibration entre le connu et le ressenti – sans jamais rendre le monde totalement disponible [18] au risque de le détruire, de le rendre muet pour de bon, en le privant de son intrinsèque magie. Retrouvons l'attention aux mondes et voyons dans la Recherche "une quête de vérité par la pratique de la curiosité et du soin." [19]
Enfin, souvenons-nous qu'il n'est finalement pas plus ridicule de laisser l'écorce d'un arbre, le vol d'un oiseau ou la forme d'un nuage nous parler que de laisser des petites tâches sur une feuille blanche le faire.
Laurent Bétermin
Références
[1] David Abram, Comment la terre s'est tue, La Découverte, 2021
[2] Olivier Remaud, Quand les montagnes dansent, Actes Sud, 2023, p. 86, à propos des mots de l'anthropologue Eduardo Kohn.
[3] Yves Citton, Sciences de l'éducation ou arts de l'attention ?, postface de Tim Igold, L'anthropologie comme éducation.
[4] Tim Ingold, L'anthropologie comme éducation.
[5] David Abram & David Jardine, All Knowledge is Carnal Knowledge, Canadian Journal of Environmental Education, 5, Spring 2000. On pourra aussi aller voir du côté de la phénoménologie de Merleau-Ponty comme expliqué dans Comment la terre s'est tue, op. cit.
[6] « C'est un terme utilisé par le réseau des chercheurs qui renouvellent la question du territoire en équipant des portions de sol depuis le haut de la canopée jusqu'aux roches mères de façon à faire travailler ensemble de nombreuses disciplines qui s'ignoraient quelque peu avant.», cf. https://www.bruno-latour.fr/node/650
[7] Je fais ici (aussi) référence à la notion de « Connaissance située » de Donna Haraway.
[8] All Knowledge is Carnal Knowledge, op. cit.
[9] Isabelle Stengers, Reclaiming Animism, e-flux journal #36, 2012
[10] Reclaiming Animism, op. cit.
[11] Quand les montagnes dansent, op. cit.
[12] Philippe Descola, Par delà nature et culture
[13] cf. le remarquable livre d'Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts, et se réinterprétation de la sémiotique de Peirce dans la construction d'une anthropologie au-delà de l'humain.
[14] Baptiste Morizot, Manières d'être vivant et/ou Donna Haraway, Manifeste des espèces compagnes : chiens, humains et autres partenaires
[15] On pourra ainsi suivre la recommandation de Bernadette Bensaude-Vincent, dans Temps-Paysage, Pour une écologie des crises, de composer des Temps-Paysages, afin de rendre compte des différentes temporalités des vivants au sein même d'un lieu donné. Voir aussi le livre de Miguel Benasayag intitulé Connaître est agir qui propose les prémisse d'une éthique de la situation débutant localement, à partir du paysage.
[16] L'anthropologie comme éducation, op. cit.
[17] Miguel Benasayag, La singularité du vivant, p. 86.
[18] Harmut Rosa, Rendre le monde disponible
[19] L'anthropologie comme éducation, op. cit.