La recherche scientifique comme extractivisme : métaphores et conséquences
Ce texte a bénéficié de la relecture attentive d'Ivan Gentil et Anne-Laure Fougères que je remercie vivement ici !
Marchant dans les couloirs d'un laboratoire de recherche, je distingue quelques bruits familiers au milieu de ce silence de tour d'ivoire : les chocs de la craie qui vagabonde sur le tableau, le bruit des touches de plastiques que l'on frappe sur le clavier d'un ordinateur, celui des machines que l'on actionne, les voix des collaborateurs qui débattent, l'imprimante qui matérialise un article sur des feuilles de papier… Ce sont les bruits associés à la création scientifique. Mais, alors que j'entends les sons irréguliers et polyphoniques d'un certain artisanat, je me mets à juxtaposer ce qui se passe dans tous les laboratoires de la planète, à les connecter, et je perçois tout à coup le tempo infernal des derricks puisant les idées dans l'immensité du monde, signe que la recherche pourrait bel et bien être considérée comme un extractivisme [1] à grande échelle [2].
En effet, on peut aisément faire un parallèle entre la recherche scientifique et l'extractivisme, défini comme une exploitation massive, industrielle, locale ou globale, des ressources non-renouvelables (ou peu, lentement, difficilement, coûteusement), sans retour vers le milieu d'extraction. Une telle exploitation nécessite des réseaux de transports très importants, la faisant ainsi participer activement à la crise énergétique et au changement climatique. Notons qu'elle a comme limite la surexploitation et l'épuisement des ressources. De plus, cet extractivisme physique représente une menace pour la diversité et les populations autochtones (destruction d'habitats, pollutions et d'autres conséquences indirectes via les infrastructures réutilisées pour d'autres propos) [3].
Matière extraite et lieux d'extractions
Revenons donc à la recherche scientifique et tentons de déterminer, dans cette démarche de comparaison avec l'extractivisme physique, quelle est cette matière que l'on extrait ainsi que sa provenance. Bruno Latour [4] nous indique que ce sont simplement des données, des informations, qui sont la matière première des chercheurs, isolées à partir d'expériences, d'observations, de calculs, de réflexions, etc., et qui seront transformées en arguments pour devenir finalement des connaissances via la validation par les pairs.
Quant aux lieux d'extractions de ces données qui font émerger les fameux champs de recherche, ils semblent un peu diffus. J'aimerais tout de même me risquer à utiliser le modèle du Mamotreto de Miguel Benasayag pour les caractériser [5]. Ces lieux sont multiples, appartenant d'après moi à trois paysages différents, ainsi qu'à leurs frontières poreuses, que sont le champ biologique (le vivant en tant que tel), les mixtes (langage, théories, mathématiques, et autres combinatoires autonomes, comprenant donc les connaissances antérieures) et les processus physico-chimiques (particules, molécules, etc., vues comme briques élémentaires du monde réel).
On pourrait se dire qu'une telle extraction est propre à toute entreprise intellectuelle, collectant des observations/informations tout en tirant de celles-ci leur substantifique moelle, et ainsi comparer en cela la recherche avec l'art ou l'écriture. Par exemple, la poétesse peut observer l'immense forêt, en déduire des informations cruciales, cachées, quant à cet écosystème et les faire émerger dans un texte au verbe magique, pour nous les faire ressentir avec sa sensibilité, tout cela dans les interstices du monde technique. Mais ce serait négliger le fait que la recherche scientifique est financée en amont, rendant cette activité nécessairement utilitariste à plus ou moins long terme, au moins pour ceux qui payent. Miguel Benasayag nous dit que les combinatoires autonomes (les théories, le langage) captent les cerveaux des humains pour se développer – les comparant ainsi à des organismes – mais il est clair que les financements favorisent (ou pas) ce développement, en ce qui concerne les champs de recherche.
Le pourquoi de l'extraction
Mais si la fin justifie les moyens, quelle est donc cette fin ? Pourquoi extrait-on ces données ? A quoi bon accumuler des informations, des théories, des découvertes ? Il semble que la ritournelle moderne, composée par les moteurs de la société de croissance que sont l'accélération, l'innovation et bien sûr la croissance, a depuis longtemps remplacé le chant d'espoir (les Lumières, Kant...) de l'émancipation des humains par la connaissance et la rationalité. Pour assurer les conditions du productivisme (disponibilité de plus en plus d'énergie, division du travail, etc.), rester concurrentiel sur la scène internationale et stabiliser (de manière dynamique, toujours !) les sociétés dont ils ont la charge, les gouvernements investissent dans la recherche.
Les chercheurs, eux, investissent leur temps, leur énergie, parfois leurs week-end ou une grande partie de leur temps libre, par goût de la découverte et des problèmes à résoudre [6], et se retrouvent rapidement bloqués dans des cercles vicieux : publier pour publier, répondre à des appels à projet et écrire des dossiers qui mélangent un peu de science et beaucoup d'administratif (j'en parlerai plus loin), jouer le jeu de l'hypermobilité, etc [7]. Ils et elles se retrouvent ainsi à faire toujours plus, toujours plus vite, avec l'impératif de toujours créer des choses nouvelles. On reconnaît au passage cette course à la rareté, héritée de Malthus, qui justifie à elle seule l'impératif de croissance [8]. Les ressources (énergie, nourriture, temps, etc.) étant rares, la croissance est donc nécessaire pour que chacun puisse se les approprier, et avec elle son indispensable alliée qu'est l'optimisation, permettant en fin de compte d'accumuler ces ressources, elles-même avalées par de nouvelles activités qui justifient de nouvelles optimisations via la croissance. Cette dépendance aux crédits (financement/salaire/crédibilité/carrière) via la mégamachine dont les chercheurs et chercheuses souffrent est là encore similaire à celle qui aliène les employés du monde de l'extractivisme physique qui n'ont pas d'autre choix que de creuser toujours plus loin, dans des zones plus grandes, et bien sûr plus vite.
De plus, justifiant l'intensité croissante de l'extraction de données, un véritable instinct de prédation – né de l'idée fausse que les besoins des humains sont illimités – a intoxiqué l'esprit des chercheurs et de leurs institutions : tout ce qui peut être acquis, compris, doit absolument l'être, de manière optimale (rapide). Et ce processus continu et exponentiel d'accumulation de données, d'arguments, de connaissances, est lui-même une motivation à l'extraction (le plus pour le plus, le nouveau pour le nouveau) [9]. La Science, au lieu d'étudier des problèmes réels issus du vivant, finit par trouver ses questions en son sein même (dans les mixtes évoqués plus haut), hissant la théorie au-dessus de tout. Il me semble donc que l'injonction originellement théologique/cartésienne/malthusienne à la maîtrise totale de la nature, couplée au récit kantien d'un homme 100 % rationnel atteignant le bonheur parfait par une vie dictée par les seuls choix logiques et calculés, participe indéniablement, historiquement, philosophiquement, au développement de cette force dominante (car difficilement contestable et omniprésente) qu'est la recherche scientifique.
Au passage, concernant le processus général d'extraction-transformation-production de la recherche scientifique, ayons aussi conscience que tout comme chaque galon de pétrole extrait l'est définitivement, il en va de même pour chaque observation transformée en arguments puis en connaissance : les premiers qui trouvent sont les gagnants de la course ! Marcher de nouveau sur un sentier déjà découvert, réexpliquer le trajet, passe souvent pour une perte de temps, d'énergie, de capital. Ainsi, les données et informations extraites peuvent être considérées comme non-renouvelables.
Les conditions de l'extraction
On en vient maintenant aux conditions matérielles, autres que les financements des salaires des chercheuses et chercheurs, ainsi qu'aux mégastructures sous-jacentes et leur fonctionnement, permettant cet extractivisme à marche forcée. Car il faut en effet aussi flécher du capital vers le matériel (ordinateurs, laboratoires, monstres technologiques comme le CERN) nécessaire pour récolter les données et les traiter, ainsi que vers les moyens de se déplacer pour faire connaître les travaux, permettre de nouvelles collaborations, etc. Ainsi, des organisations internationales, liant les institutions entre elles, décident des axes majeurs de recherche, des endroits où il faut « creuser » plutôt que d'autres, quantifient le nombre de chercheurs à embaucher sur des durées données, sont décisionnaires du temps et des moyens alloués à chaque discipline. Et puisque la rentabilité est reine, les résultats doivent être rapidement trouvés, des délais doivent apparaître dans les projets de recherche (obsession du monitoring), les résultats doivent être connus à l'avance : le temps est donc « actionnable » et les découvertes deviennent « délivrables », à contre-courant de la temporalité des chercheurs, dans une véritable économie de la promesse [10]. Ainsi, la machine mondialisée qui extrait est gigantesque, et utilise aisément le capital humain et financier pour orienter les recherches en fonction des besoins de la société de croissance, et souvent assez peu en fonction des réels besoins des habitants. Rappelons les mots de Cornelius Castoriadis : « On ne se demande plus s'il y a des besoins à satisfaire, mais si tel exploit scientifique ou technique est réalisable. S'il l'est, il sera réalisé et l'on fabriquera le 'besoin' correspondant. » [11]
Première conséquence : rendements décroissants, épuisement des ressources
A propos de l'efficacité de ces mégastructures, notons que les gouvernements se tournent maintenant toujours plus vers l'innovation, qui consiste plutôt à assembler des découvertes ensemble pour créer de la nouveauté commercialisable, sans réelle recherche/découverte approfondie ou nouvelles explorations dont les résultats ne seraient pas anticipables. En effet, la productivité scientifique diminue, ce qui rend les découvertes et inventions plus risquées en terme de financement. Mais comme la croissance est liée à la productivité, de plus en plus de chercheurs sont embauchés [12] pour garder une croissance économique stable. Il devient clairement de plus en plus difficile et coûteux de transformer les données extraites en arguments nouveaux. La « Loi de Moore » est l'exemple typique du délire croissantiste extractiviste (aussi bien intellectuel que minier) montrant une baisse de productivité. Il s'agit d'une prophétie auto-réalisatrice (prescription-prédiction) affirmant que le nombre de transistors [13] des microprocesseurs sur une puce de silicium double tous les deux ans. Ce mécanisme est connue comme l'un des principaux moteurs de la croissance économique des dernières décennies (via le tout-électronique). On voit au passage comment cette pseudo-loi nourrit une tendance à la miniaturisation et au culte de l'exponentiel qui régit les choix (nanotechnologie, etc.) et la dynamique de nos sociétés. Mais voilà : d'après une étude récente [14], le nombre de chercheurs requis pour permettre ce doublement de la densité des transistors est aujourd'hui 18 fois plus grand que dans les années 1970, montrant un déclin de la productivité de la recherche dans ce domaine de 7 % par an.
Ainsi, d'après plusieurs études, et comme le montre l'exemple précédent, la recherche scientifique serait dans une phase de rendement marginal décroissant [15] : l'argent dépensé pour la recherche ne permet plus de suivre la folie croissantiste. D'après l'anthropologue et historien américain Joseph Tainter, ce serait la destinée des sociétés et institutions dont les besoins de développement, pour assurer leur complexification, les obligent à aller chercher toujours plus d'énergie, de moyens, et à cause de cela investissent toujours de plus en plus d'argent pour faire tourner les roues de ce que l'on appelle le capitalisme scientifique (cf. [16] pour plus de détails), qui est basé à la fois sur une recherche permanente de crédit (argent et crédibilité) et sur un principe d'accumulation illimitée. Ainsi, la productivité et la croissance déclinent mécaniquement, poussant à de nouvelles simplifications des institutions ou menant tout simplement à un effondrement temporaire. Cette baisse de productivité de la recherche scientifique, vue comme une sorte d'épuisement des ressources, est une des premières conséquences de cet extractivisme intense qui ne peut que nous rappeler les rendements décroissants de l'extraction de pétrole ou d'autres minerais [17].
Deuxième conséquence : la dévaluation des "autres" savoirs et méthodes
Mais d'autres conséquences de ce processus sont à noter. Localement, en effet, deux extractivismes cohabitent. En occident, l'extractivisme intellectuel remplace l'extractivisme physique et industriel (bien que la relocalisation des mines dans nos pays risque de ramener à la réalité les citoyen.ne.s). Ce dernier, étant finalement une conséquence directe de ce même extractivisme intellectuel qui en permet les conditions techniques, est délocalisé dans des pays lointains où la main d'oeuvre est moins chère et où les travaux scientifiques sont très souvent marginalisés ou même ridiculisés (par exemple ceux du sud global). La dévaluation des savoirs autochtones et vernaculaires nées de pratiques plus artisanales, locales, plus respectueuses du vivant – car accompagnant humains et non-humains avec soin pour cause d'immersion non-négociables au sein d'un même environnement – est une autre très grave conséquence de cette façon de faire de la recherche. Rappelons que les peuples qui ont échappé au capitalisme et à sa croissance connaissent leurs lieux de vie tout aussi précisément sans avoir besoin de l'arsenal scientifique occidental [18].
Ainsi, à l'échelle mondiale, via la dévaluation des savoirs non-occidentaux, on assiste à un effet d'uniformisation à la fois du processus de création de connaissances, des connaissances elles-mêmes, des façons de les restituer et des manières de faire de « La Science » (à opposer aux « sciences »). La professionnalisation qui en découle, débouchant sur le statut de chercheur via un adoubement académique - à partir des publications et d'une thèse, seul diplôme à être reconnu internationalement - ne laisse plus aucune reconnaissance aux pratiques et créations d'amateurs sans affiliation qui ont pourtant le choix d'utiliser d'autres notations, d'autres logiciels (ou aucun !), d'autres méthodes, étant ainsi garants d'une multiplicité qui devrait être bénéfique à la reproduction des sociétés et la pérennité « des sciences » [19]. Penser qu'il y a une différence d'intelligence et de capacités entre les humains basée sur l'obtention de diplômes semble être une voie à la fois dangereuse et sans issue [20], laissant le pouvoir (d'action, d'évaluation, et même parfois décisionnel) entre les mains d'une seule catégorie de personnes (scientifiques reconnu.e.s ou confirmant des décisions politiques déraisonnables). Le problème est d'autant plus inquiétant que la vocation d'expansion illimitée de la maîtrise rationnelle propre au capitalisme rend toute remise en question de La Science et La Technologie (ainsi que Marché Libre) totalement inconcevable. [21]
Autres conséquences de l'extractivisme : non-assimilation, déchets
De plus, l'impossibilité de l'assimilation par la société des produits de la recherche, obtenus à une vitesse exponentielle, génère des vulnérabilités multiples :
émergences de « solublèmes » [22] – c'est-à-dire de solutions qui font émerger de nouveaux problèmes encore plus difficile à résoudre – créant ainsi à la fois une profonde incertitude liée à l'instabilité (la fameuse et paradoxale stabilité dynamique),
changements trop rapides pour les corps humains incapables d'évoluer à la même vitesse que les innovations technologiques (par exemple utiliser autrement des facultés devenues obsolètes à cause de la technique) [23],
anéantissement de certaines résonances / attentions [24] que les humains pouvaient (et peuvent encore !) avoir avec le monde vivant de part une objectivisation cartésienne acharnée de la "nature" et un intérêt aveugle pour la résolution de problèmes vue comme une fin en soi, c'est-à-dire la vision duale problème/solution (d'ingénieur) à l'oeuvre depuis plusieurs siècles au sein de nos sociétés.
Enfin, de multiples déchets issus de ce processus d'extraction polluent le monde intellectuel et vivant :
théories/résultats de mauvaises qualités [25], bancales (comme par exemple le néolibéralisme !), fausses, génératrices d'erreurs en chaînes dans les constructions mentales et académiques pour cause de manque de maturation des concepts,
objets physiques construits en masse suite à des recherches innovantes et abandonnés après quelques années seulement,
croissance exponentielle du nombre de publications scientifiques qui semble doubler tous les 17 ans [26] - et dont une proportion non-négligeable n'aura probablement aucun impact significatif - mais permet à la fois aux chercheurs d'exister, à l'édition scientifique d'accumuler des profits [27] parfois réinjectés dans les industries polluantes [28] et de favoriser la construction de nouvelles infrastructures numériques génératrices de gaz à effet de serre pour sécuriser tous ces articles dématérialisés,
tonnes de carbone déversées dans l'atmosphère pour participer à des conférences afin de sociabiliser, de générer de nouvelles recherches ou de se faire connaître, etc.
Vers un changement de pratiques
Ainsi, le fait que les chercheuses et chercheurs se « creusent les méninges » semble ici prendre tout son sens, et la façon dont cet extractivisme intellectuel est à l'oeuvre semble globalement s'opposer à une vision de la recherche comme « une quête de vérité par la pratique de la curiosité et du soin » [29]. Vérité qui ne serait pas toute puissance, mais un faisceau de connaissances aidant à la délibération publique, démocratique et menant à une autonomie qui me semble désirable. Soin qui ne serait plus basé sur un contrôle anthropocentré, mais sur une attention simple et profonde aux êtres vivants qu'il nous faut là aussi clairement reconstruire.
Evidemment, le point central ici est que le type de science développée par une société dépend de sa vision du monde. La nôtre est composée, parmi bien d'autres tendances :
de l'incomplétude permanente (la nécessité du développement),
l'illimitisme de la pensée appliquée au monde matériel,
le besoin irrésistible de voir toute négativité comme un problème dont il faut déterminer une solution, au lieu d'accepter cette négativité sereinement, au sein d'un réel cohérent et stable.
Mais n'oublions pas que nous avons le choix, puisque le système néolibéral qui a envahi (contaminé !) nos sociétés n'est basé que sur des présupposés idéologiques, théologiques, techniques, et qu'il est donc possible d'en changer et de développer une autolimitation [30] académique et scientifique – par exemple entre le plancher social et le plafond écologique [31] –, c'est-à-dire :
déterminer nous-mêmes les limites de notre champ d'action. Les limites ne doivent pas être définies/vues comme venant de l'extérieur (la nature, une classe dominante), mais comme étant issues de nos valeurs, de nos intentions en tant qu'humains dont les impacts sur le monde peuvent être catastrophiques, rendant ainsi la question des limites, et de la vie bonne qui les sous-tend, éminemment politique. Les données scientifiques doivent rester ce qu'elles sont : des indicateurs permettant de guider les choix démocratiques, au milieu d'autres faits et valeurs.
voir en ces limites une liberté sereine qui prend tout son sens. On ne peut pas dire qu'avoir une infinité de choix, de possibilités, définisse la liberté joyeuse, mais plutôt un état de frustration durable (il y a toujours plus à explorer, plus loin où aller, et encore plus à posséder). Il nous faut élaborer nos sciences, nos pratiques, dans un cadre de totale liberté à l'intérieur de limites définies démocratiquement et donc de manière autonome, avec lucidité face à nos institutions.
cultiver l'altérité impliquée par ces limites. Puisque s'interdire de les dépasser permet à d'autres êtres vivants de s'épanouir, d'être considérés et respectés. Le soin dont nous parlions plus haut est une conséquence de cette autolimitation. Laissons par exemple les autres formes de constructions de connaissances avoir une place dans les débats et les choix démocratiques relatifs à une vie bonne en commun.
Ainsi, tout comme l'extractivisme matériel n'est pas une fatalité et dépend à la fois de nos valeurs et de nos besoins qui sont ici à réinventer ou redéfinir, la façon dont la recherche scientifique opère peut être repensée pour limiter ses impacts et viser l'émancipation des humains, en gagnant en simplicité, convivialité, lenteur, humilité, partage avec les non-expert.e.s et curiosité envers les autres pratiques. Pour cela, il me semble qu'il faudrait commencer par décorréler les sciences du capitalisme et de son aïeul, le productivisme. Démocratie et capitalisme étant antagonistes [32] – puisque le capitalisme est fondamentalement hétéronome, justifiant tout son système dominant par un besoin de croissance que l'on n'a pas le droit de remettre en cause – cette première étape est nécessaire pour viser un monde de la recherche à la fois démocratique et autonome.
Puis il nous faut apprendre à parcourir de nouveau, avec soin et bienveillance, les chemins découverts par les chercheuses et chercheurs précédent.e.s, et pas uniquement par les voies de l'enseignement. Nous avons donc pour cela besoin d'admettre que :
l'ancien possède encore une myriade de potentialités, et choisir de stabiliser/compléter/consolider les connaissances déjà validées par nos pairs,
la lenteur permet de se réapproprier ce temps précieux volé par la stabilité dynamique, et choisir de baisser la fréquence de nos publications, pour assurer une assimilation satisfaisante de la communauté scientifique [33] et des sociétés dans leur ensemble, et donc de moins publier, par honnêteté intellectuelle – c'est-à-dire sans répéter encore et toujours les mêmes recettes et tomber dans "l'alimentaire" pour faire grossir son CV afin de continuer sa carrière avec succès – et par goût de la modération [34],
le peu, issu de notre autolimitation bienfaitrice, nous permet d'embrasser une liberté devenue précieuse, et choisir de se contenter du strict nécessaire (argent, matériel, etc.) [35]. Evitons les problèmes dont nous connaissons déjà la solution, ou de développer des réponses inapplicables dans le monde réel et qui pourraient finalement uniquement générer des méthodes/techniques destructrices.
Pour le dire autrement : pour mettre fin à cet extractivisme, il nous faut réévaluer nos façons de consommer des informations et de produire des connaissances. Il est ainsi probable qu'il faille laisser enfouie une grande partie des informations et données restantes et refuser des les transformer en arguments puis en connaissances, comme nous devrions le faire pour les ressources fossiles, afin de nous concentrer sur l'étude des conséquences [36] matérielles et intellectuelles déjà majeures de cet extractivisme scientifique et concevoir une nouvelle façon de faire des sciences, en accompagnant le vivant (comme dans l'idéal de la science holistique goethéenne [37]), en respectant ses acteurs et actrices, via des ressources que l'on pourrait imaginer renouvelables car ayant enfin le temps de se restructurer au sein du champ biologique, des mixtes ou des processus physico-chimiques. Si la reproduction de la société, et de la vie en général, est un élément essentiel qui donne du sens à nos existences d'humains, il nous faut, j'imagine, trouver une manière joyeuse de stabiliser ces cycles au sein des valeurs de la décroissance.
Laurent Bétermin
Références
[1] Cette analogie apparaît par exemple chez Michel Lepesant, dont le constat a inspiré cet article.
[2] Ne nous méprenons pas, je suis un de ces chercheurs et je participe à cet extractivisme, d'où mon humble tentative de raisonnement ici pour la remettre en question.
[3] Extrait de la fiche Wikipedia https://fr.wikipedia.org/wiki/Extractivisme
[4] Bruno Latour, Le métier de chercheur. Regard d'un anthropologue.
[5] Miguel Benasayag, La singularité du vivant, p. 87.
[6] L'Ecole ayant colonisée leurs (nos) esprits par la culture du « tout est un problème à résoudre ».
[7] A lire à ce sujet : Comment chahuter le capitalisme scientifique.
[8] Giorgos Kallis, Eloge des limites.
[9] Lire par exemple Sophie Gerber & Stéphanie Mariette, Les marqueurs du vivant : génétique et big data, Terrestres, https://www.terrestres.org/2023/10/25/les-marqueurs-du-vivant/ pour un exemple en génétique.
[10] A lire au sujet de la temporalité de la Recherche : Bernadette Bensaude-Vincent, Temps-Paysage : Pour une écologie des crises.
[11] Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive, p. 300.
[12] Par exemple, entre 2014 et 2018, le nombre de chercheurs a augmenté trois fois plus vite que la population mondiale, cf. le rapport suivant de l'UNESCO : https://www.unesco.org/reports/science/2021/fr/statistics
[13] Rappelons le chiffre astronomique de 20 billions (20 000 milliards) de transistors produits dans le monde chaque seconde (chiffre de 2017), ce qui représente environ 10^21 transistors par an ! cf. https://www.darrinqualman.com/global-production-transistors/
[14] Ce type de déclin apparaît clairement dans l'économie américaine concernant la recherche en agriculture et médecine. cf. Bloom et al., Are Ideas Getting Harder to Find ?, American Economic Review 2020, 110(4):1104-1144.
[15] Pour ne citer que deux autres références sur ce sujet, cf. Boeing and Hünermund, A global decline in research productivity ? Evidence from China and Germany, Economics Letters 197 (2020):109646, et Cauwels and Sornette, Are 'flow of ideas' and 'research productivity' in secular decline ?, Technological Forecasting & Social Change 174 (2022):121267 .
[16] Voir de nouveau Comment chahuter le capitalisme scientifique.
[17] Voir par exemple https://ecoinfo.cnrs.fr/2014/09/03/2-lenergie-des-metaux/
[18] Voir par exemple Eric Julien, Kogis, le chemin des pierres qui parlent. Dialogues entre chamans et scientifiques.
[19] Voir à ce propos le livre de Paul Feyerabend, Contre la méthode. Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance, qui ne prônait aucunement le ralentissement de la recherche (ou toute autre forme de décroissance), mais plutôt son développement via le foisonnement des pratiques.
[20] Ce présupposé de l'inégalité des intelligences est très bien décrit par Jacques Rancière dans Le maître ignorant.
[21] Tout cela est très bien expliqué dans Eloge des limites, op. cit.
[22] J'ai découvert ce terme en écoutant Michel Lepesant dans cette vidéo https://www.youtube.com/watch?v=-NYW5FSKsWY
[23] Lire à ce propos Miguel Benasayag, Cerveau augmenté, homme diminué.
[24] En lien avec les écrits de Hartmut Rosa, dont son livre Rendre le monde disponible.
[25] cf. par exemple Daniel Sarewitz, The pressure to publish pushes down quality, Nature 533, 147(2016), https://www.nature.com/articles/533147a
[26] cf. https://www.nature.com/articles/s41599-021-00903-w. Voir aussi les données relatives aux pré-publications sur la plateforme arXiv https://info.arxiv.org/help/stats/2021_by_area/index.html.
[27] cf. par exemple https://tidsskriftet.no/en/2020/08/kronikk/money-behind-academic-publishing
[28] cf. https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(22)02536-3/fulltext pour les liens entre l'éditeur Elsevier et les industries fossiles.
[29] Tim Ingold, L'anthropologie comme éducation.
[30] Je renvois de nouveau au livre de Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive où la notion d'autolimitation y est explorée.
[31] Une explication de cette Théorie du Donut de l'économiste Kate Raworth peut être trouvée ici : https://www.oxfamfrance.org/actualite/la-theorie-du-donut-une-nouvelle-economie-est-possible/
[32] Je m'inspire ici encore de Giorgos Kallis dans Eloge des limites.
[33] Relisons à ce propos l'allocution du 29 mai 2018, à l'Académie des Sciences, de la mathématicienne Laure Saint-Raymond à propos des dérives de notre système de recherche et d'enseignement, https://www.academie-sciences.fr/pdf/membre/s290518_Saint_Raymond.pdf
[34] A lire au sujet de la contre-productivité de la recherche en Mathématiques et le lien avec la convivialité : Ivan Gentil, Questionnements sur la recherche mathématique : le regard d'Ivan Illich
[35] Pensons à ces physicien.ne.s de l'Institut Néel de Grenoble qui ont décidé de réclamer une baisse de leur budget de fonctionnement, cf. https://www.lemonde.fr/sciences/article/2024/06/13/a-grenoble-des-chercheurs-decroissants-volontaires_6239600_1650684.html
[36] cf. la vidéo de Michel Lepesant précédemment citée où il propose un moratoire sur la recherche scientifique.
[37] A propos de la vision de la Science par Goethe, lire Isis Brook, A New Science from a Historical Figure : Goethe as Holistic Scientist, traduit sur cette page https://biodynamie-recherche.org/une-science-holistique-impulsee-par-la-figure-historique-de-goethe/